l’ouverte

la nuit elle s’éveille seule
la nuit le soleil est blanc
gisent des écorces acides dans les draps dans la chambre
les écorces jaunes blafardes d’un citron de peinture flamande
une douleur simple et chuintante la prend quelque part
sous la peau

aube
elle découpe les fruits
en quartiers
soignés

            épine

cela se passe la nuit dans la nuit très éclatante la nuit blanche
ses mains sont une plainte aux dieux
et jusqu’au bout je bois
son regard d’ogive brisée qui m’accompagne

 

(16. 12. 2016/24. 01. 2017)
après avoir écouté des textes de Mohammed el-Katib lus par lui-même à la radio le 20 novembre 2016.

 

je marche une ville habitée de neige et de hiboux
une ville où les morts arpentent le bitume et saluent les vivants
dans un silence âcre désinvolte très
amicalement
plus aucun dieu en résidence chez nous

cette bulle de bruit vague et lumières longues
fugitives très rouges dans la nuit
route luisante
oh toi qui parles un arabe de rose fraîche et de ruisseau
de miroir jeté
oh les phares des automobiles
légère odeur de figues et d’épine et la voix
des enfants des hommes des téléphones
depuis des années personne ne compte plus les jours
seulement les poètes
et quand arrive la mort
on la savait déjà
la mort comme le reste c’est une histoire de départ brut
de migrations

dans cette ville les morts croisent les vivants et
poliment emportent avec eux l’aube ricanante
à l’enterrement le cimetière est bondé de gens et de conseils matrimoniaux
il faut s’asseoir dis-tu, s’asseoir sur la margelle bleue
écouter la prière
écouter dis-tu
la plainte noire et douceâtre
du chat

l’homme a corrigé à la main l’orthographe de la plaque mortuaire
avec un genre de résignation et de fuite
la mer derrière les blocs résidentiels
se tait dans ces jours-là,
la mer se tait dans ces jours où les morts au sourire penché
ouvrent brusquement la bouche et rient

entre gens de goût

il n’y aura pas de cri
pas de chants
seule la moisissure délicate et ouatée
il suffirait de ne plus rien dire pour que s’installe ce pays de silence et de mort qui est là déjà aux portes
ici les Noirs les Arabes, tous ceux qu’on colonise
tous ceux qu’on meurtrit d’humiliations,
sont tués par des flics qui ont la bave aux lèvres
mais dont on dit toujours le lendemain
qu’ils étaient de bons flics de bon agents dépositaires de l’autorité publique
et protecteurs (du riche et du Blanc, c’est-à-dire de tous)
les flics jamais inquiets les flics de mépris grinçants de meurtre et de pouvoir les flics qui rient

au petit jour on condamne les victimes
on tue les morts quinze bonnes fois
on met ceux qui crient dans des petites fiches pour suivre leurs activités
on entrave les mains de celles qui appellent leurs bourreaux par leur nom
on tue le plus discrètement possible oui,
tout cela dure en silence
depuis
un
petit
moment
d’incalculables dizaines
d’années
sans que rien n’éclate
seule une
indolente odeur de putréfaction

ce jeune homme par exemple que vous voyez ici dans cet appartement parisien s’étonne d’entendre des cris tandis qu’il coupe
délicatement à l’aide d’un hachoir de boucher
sa femme en petits dés
certains jours quand il y a trop de sang sur les murs il demande gentiment si elle peut
passer l’éponge
depuis quelques années il s’intéresse au féminisme
il a fait beaucoup de progrès
il fera en sorte qu’il n’y ait pas de cris
il est gentil
il a toujours demandé gentiment à ses multiples amantes (mutuellement non-exclusives) de s’occuper du linge de la vaisselle des repas de payer les vêtements du gosse
de déboucher les chiottes faire les courses
de se forcer un peu (un peu) à écarter les jambes
un bon gars féministe
heureusement que les flics sont là se dit-il
quand, enfin rentré chez lui après sa journée de travail
il peut se repaître des informations les plus sordides au journal

dehors la mort lente et liquide s’infiltre
baignant dans son propre formol le jeune homme ne la sent qu’à peine,
il salue poliment très poliment le militaire qui garde le coin de la rue et celui qui en garde le numéro 5 et les trois condés qui s’emmerdent au numéro 8
un échange de regards injectés de sang des regards de viande
dans la ville-foule personne n’entend
et puis nous autres on
a renoncé à transformer la souffrance en arme
ce sera simplement tragique
il faudra simplement présenter une liste de ses hématomes, s’apitoyer
tandis que les flics tuent, tandis qu’à seize ans meurent à force d’être écorchés vifs
des mecs qui veulent des mecs et des filles qui veulent des filles
tandis que les femmes lentement le samedi soir en se déshabillant devant leur gars
par rituel
sont mangées de corbeaux intérieurs et tandis que l’Etat leur crache à la gueule en les pétrissant de précarité angoisses culpabilisation pauvreté jours sans manger nuits sans dormir avec l’augmentation des heures et les doubles journées la toute-puissance du patron le travail au travail la maison-travail la maison qui n’est jamais à soi
tandis qu’on laisse dormir dans le froid des gosses perclus d’horreur et du son strident des ruines
tandis que des cadavres dégueulent à la télévision qu’il faut travailler plus
se tuer à la tâche s’il le faut mais travailler plus
ils répètent ça d’un ton sévère de maîtres d’école
tandis que les
dépositaires de l’autorité publique
regarderont tout ça dans leurs ordinateurs, et constateront
que la petite délinquance
est en recrudescence
de nos jours
c’est inquiétant
et que pour arrêter l’insaisissable
il faut simplement tuer quelques hommes
construire
plus
de prisons
faire silence.

son du soleil acide

la vielle allume des feux étranges
dans ma mémoire
il se passe dans ce son quelque chose de l’été aigre
le soleil acide, doux et perçant
il y a dans ce son quelque chose de tristesse et de pierre arrachée
quelque chose de la bruyère
vielle-complainte
comme un appel à l’étoile qui naît, à l’étoile qui meurt
vielle violente et amoureuse
voix pétrie et stellaire
nef des chemins de terre
très près du corps de l’entour des bras
grésillement du champ sous le givre, bruit du clavier comme de vieux os
grésillement de la douleur tue et quotidienne qu’ont au fond ceux qui vivent
et ta basse enveloppement constant recueilli
chuintement grave de la terre rauque
labourée

arrive le granit fou
cathédrale tendue
projetée
dans un vol de grands draps noirs très haut
vient le geste brutal et doux
suspendu — le serment
à la vielle les déchirures sont exercées d’un coup de poignet
main tendre chagrinée
saccade : ancien soliloque de l’égarement

la vielle est un mystère de vin âcre
vielle-prière dansée au bas des montagnes quelque part au centre du village enfoui
talons, bras,
festin
prière tumultueuse et sans dieu, à rien d’autre que la nuit de joie
alors souvent mêlée remuée enchevêtrée d’hommes et de profonde cornemuse
la vielle
allume des feux étranges dans ma mémoire

Tenebrae – Paul Celan

Nous sommes tout près, Seigneur,
tout près et saisissables.

Déjà happés, Seigneur,
cramponnés l’un en l’autre, comme si
le corps de chacun d’entre nous était
ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,
adresse-nous ta prière,
nous sommes tout près.

Nous sommes allés tout pliés,
sommes allés nous pencher
à la mare et au trou d’eau.

Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur.

C’était du sang, c’était
ce que tu as versé, Seigneur.

Ça brillait.

Ça nous jetait ton image dans les yeux, Seigneur.
Les yeux et la bouche sont si vides et béants, Seigneur.

Nous avons bu, Seigneur.
Le sang et puis l’image qui était dans le sang, Seigneur.

Prie, Seigneur.
Nous sommes tout près.

 

in Choix de poèmes, traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

Glasgow

artères brunes et rouges — noir et or
la pluie sur Glasgow vient de grands trous dans l’univers
et cette ville
est comme un vieux phare
percé de cornemuse et de vent
(y cheminent des amis ou
des amateurs d’étoiles)

c’est toujours octobre à Glasgow
Glasgow route des fantômes
magma de rails, de mémoire et de suie, construction pétrissable malléable arpentée
dans cette ville nous sommes tous des passagers
dans cette ville nous sommes tous des passagers

chaque homme qui passe dans Glasgow est un oiseau noir
là le monde prend feu et lieu dans les langues
c’est un anglais de volcans et un anglais de camarades anciens
et lorsque se saluent les femmes alors le fleuve écoute
pour le voir il faut descendre dans les rues basses et mornes

Glasgow montagne lente
Glasgow ville de nuit et d’attente magnifique
lanternes

Déclin – Georg Trakl

à Karl Borromaeus Heinrich

Au-dessus de l’étang blanc
Les oiseaux sauvages ont émigré.
Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial.

Au-dessus de nos tombes
Se courbe le front brisé de la nuit.
Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

Toujours sonnent les murs blancs de la ville.
Sous des voûtes de ronces
Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

in Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972

errants et bêtes

Exercice de style (mais pas seulement) : mettre en poème un cours d’histoire médiévale. Bande son : la cornemuse suédoise de Per Gudmundson.


au douzième siècle dans l’ouest, l’idéal pour seigneurs et bourgeois
est de pouvoir nourrir seul ses rêves et sa panse
posséder la terre c’est fonder sa richesse
et sa domination

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

le douzième siècle est époque d’accroissement des choses
pour faire fructifier on étend on intensifie
milliers d’arbres abattus deviendront feux, enclos, charpentes
défrichements polders essartage
grignotement incessant

confondre sueur et grains
hache et tempête

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

hivers comme étés sont plus cléments, le blé grandit
les bœufs étirent les sillons jusqu’au soir
en même temps que le travail, honte ancienne,
devient moyen de s’approcher du ciel

dans les régions à sol gras passe la charrue
le soc et sa litanie au profond des choses
elle enfouit l’herbe sous la terre, renouvelant la glèbe par pourriture
dans les terres sèches l’irrigation est empruntée à ceux, au sud,
qui donnent à dieu un autre nom

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes,
là où friche rencontre forêt

leurs corps mieux nourris mieux vivants
les hommes naissent et se serrent
se groupent en cités autour des églises abbayes châteaux
qui sont violences
et protections contre ces mêmes violences

entre seigneurs et chevaliers se répand le système des serments
châtellenies, délégations de droits alliances militaires, liens personnels hommages
tout territoire devient celui des adoubements et des emprises
obligeant les paysans pour payer les taxes
à répéter plus loin leurs gestes
à tailler à même la toile des crépuscules
à travailler plus dur et mourir puisqu’il le faut

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

selon un calendrier agricole entre neige et clochers
chacun cultive le nécessaire à sa survie, c’est-à-dire du blé
près des villes on trouve vigne lin mauve chanvre, vendus aux citadins
quelques moutons et bœufs
et puis on glane
les plus pauvres regardent en coin l’incessant défrichement
qui les prive de ce que donne librement la forêt
champignons baies gibier braconné
refuge abri solitude maraudée

la morte-saison, celle de l’attente
forge la faim
les transis et les chansons

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt



II.

nous sommes ceux qui labourent mille et mille fois la même aurore
nous avons construit tant de donjons et de ponts
et pourtant toujours nous sommes redevables
de ce qu’on veut bien nous offrir

dans les hameaux on produit hommes et femmes,
pain, prières et larmes
tout cela revient au seigneur
qui ainsi maintient son rang

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors
les paysans emplissent le lavoir la taverne
de leurs mains et de leurs paroles
regroupés de gré ou de force ils prennent connaissance de leur pouvoir
et ne mangent pas seulement le pain que le château broie et recrache
ils disent ensemble les rituels
ils fixent les temps de l’assolement
parfois possèdent ensemble les moulins
une solidarité progressive et complexe
lacérée pourtant
entre riches laboureurs et manouvriers
ceux à qui la fuite
n’a laissé que terres pauvres et pain noir

(pendant ce temps ceux qui écrivent
laissent penser que tous ne vivaient
que par la volonté de dieu)

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors qu’il existe sur ces terres une acceptation étrange de son titre
alors que nous naissons mangés de cette légitimation de la servitude
qui pense une terre en trois humanités
du geste on passe peu à peu à l’inscription des droits
et nous faisons commune
reconnus
contrôlés aussi
peut-être sommes nous en train de négocier
le poids de nos chaînes
mais nous créons des interstices

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

Grand’voiles

J’ai froid mon amour j’ai si froid on est
en septembre
et on se caille les mains gelées dans les poches à la lisière de la ville
ma nuque est une longue
gerçure
toutes mes angoisses sont édentées à force d’être là, je parcours avec toi la répétition des rues fatiguées
réverbères impartiaux dispersés en lueurs glaciales ou attentives
dans
mes mains
ma poitrine

je cherche un pays à quelques heures d’ici par la mer
où nous pourrions reprendre le soleil
et l’amarrer à nos cris
pour atteindre le phare il faut marcher longtemps dans le cimetière
des baleines
long château de carcasses
dans cette quiétude algueuse elles font bruisser le désert de leurs os
il y a au-dessus de leurs masses tranquilles des
grand’ voiles emmêlées

et
leurs
claquements définitifs
nous poursuivent

nous marchons sans jamais atteindre le port

16 heures, l’Étoile… – E. E. Cummings

16 heures
l’Étoile

the communists have fine Eyes

some are young some old none
look alike the flocs rush
batter the crowd sprawls collapses
singing knocked down trampled the kicked by
flics rush(the

flics,tidiyum,are
very tidiyum reassuringly similar,
they all have very tidiyum
mustaches,and very
tidiyum chins,and just above
their very tidiyum ears their
very tidiyum necks begin)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| let us add

that there are 50(fifty)flics for every
one(I) communist and all the flics are very organically
arranged
and their nucleus(composed
of captains in freshly-creased
-uniforms with only-justshined
buttons
tidiyum
before and behind)has a nucleolus :
the Prefect of Police

(a dapper derbied
creature,swaggers daintily
twiddling
his tiny cane
and,mazurkas abut tweaking
his wing collar pecking at his im

-peccable cravat directing being
shooting his cuffs
saluted everywhere saluting
reviewing processions of minions
tappingpeopleontheback

« allezcirculez »

—my |||||| he’s brave…
the
communists pick
up themselves friends
& their hats legs &

arms brush dirt coats
smile looking at hands
spit blood teeth

the Communists have(very)fine eyes
(which stroll hither and thither through the
evening in bruised narrow questioning faces)

_________

16 heures
l’Étoile

les communistes ont de beaux Yeux
quelques-uns sont jeunes d’autres vieux tous
différents les flics se ruent et
cognent la foule s’étale s’effondre
chantant renversée piétinée bottée par
les flics se ruent(les

flics,rantanplan,sont
très rantanplan rassurément pareils,
tous avec de très rantanplan
moustaches,et de très
rantanplan mentons,et juste au-dessous
de leur très rantanplan oreilles
commencent leurs très rantanplan cous)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ajoutons

qu’il y a 50(fifty)flics pour
one(I) communiste et
tous les flics sont très organiquement
disposés
et leur noyau(constitué
de capitaines en uniformes-repassés
-de-frais avec des boutons tout-
juste-astiqués
rantanplan
par-devant et par-derrière pour nucléole :
le Préfet de Police

(une pimpante créature
en chapeau melon,se pavane tout coquet
faisant des moulinets avec
sa fine canne
et,mazurque à droite à gauche pinç-
otant son col cassé pinçotant son im

-peccable cravate il chef-d’orchestre
fait jaillir ses manchettes
salué partout saluant
passe en revue des cortèges de sous-fifres
tapantlesgenssurl’épaule

« allezcirculez »)

—dieu ||||||qu’il est courageux…
les
communistes se ramassent
eux leurs amis
& leurs chapeaux jambes &

bras brossent poussières habits
sourient regardant mains
crachent sang et dents

les Communistes ont de(très)beaux yeux
(qui flânent ça et là dans le
soir le visage meurtri contracté perplexe)

in Paris, Seghers, 2014, trad. Jacques Demarcq