l’espace à dénouer

« On eût dit que l’offense initiale du meurtre entraînait dans son sillage, et donnait à toute action subséquente, quelque chose de monstrueux, de paradoxal et de faux, contraire à la fois à la raison et à la nature. »

W. Faulkner, Lumière d’août, 1932 (1935 pour la traduction française).

 

 

Des soldats égorgent un homme
qui n’avait sur lui que les clés de sa maison. Que valent les morts dans ma bouche ?

Je les mâche

et recrache quelques pépins. Je ne digère

que quelques lambeaux de

leur vérité, je les parle

et les consomme

et les oublie

dans une torpeur épuisée d’images
sur cette Terre
où j’habite. MAIS
EN VRAI

en vrai mes amis
je voudrais entrer dans chaque visage imperceptiblement
dans l’instant où le cœur plonge et s’éteint
et consoler tous les yeux toutes les lèvres
de toute leur amère mémoire

cette Terre travaillée d’un plexus de tortures
l’erreur consiste à penser qu’on peut y vivre comme un arbre
vivre d’un tremblement éternel mais sans jamais
se désarticuler

toute la tristesse circulaire
l’ennui qu’on remâche
n’est pas une plante
n’est pas une maison
seulement une monnaie

il faut vivre aujourd’hui
dans le monde dépossédé du monde
il faut faire lieu dans le ventre des glaciers morts
dans le bruit du désossement
pour l’homme qui dort sous un pont quand gèle le fleuve
il faut vivre aujourd’hui pour l’enfant tué par le flic
ici dans ce nœud de l’espace où la main s’enfonce
l’eau se sépare comme un linceul ouvert
l’eau déborde

la noyée

(bête petit exercice sonore.)

 

collante de boue et de sel
cachée comme un crime au fond d’un cloître
corde au cou, cheveux défaits veines noires je me
crus je me crus un monstre je me mis à
conspirer contre les dieux, je
construisis une clameur une longue parole qui
claque comme une voile et
contredit comme un éclair, je
construisis une langue de perles de rebut de déchets une langue inférieure qui
crût multiple indivisible sereine comme une liane, vibrante
comme une caravelle harnachée de
coquelicots et de camphre, je conçus une langue distincte
crachante et mêlée de lueurs, moi sirène je fus ici
coupure vive du cauchemar
corail vert
cathédrale à moi seule
cassure féroce je fus, grand rêve crevé je demeure
couleurs troubles
questionnant toute mémoire.

juke-box

Rien n’augurait la disparition
rien ne semblait si précaire,
le fruit la pierre ni le corps —
tu errais comme un fil dévidé dans les tranchées du sommeil

visages, visages

crépitation de la poussière

intestins déversés

visages

l’air tremblait à cause des mouches
et de l’affolement vital du désert
sous le poids de l’orage les organes
se dérobaient comme une aile
maints voyageurs venaient photographier la décharge sacrée
mais sur la pellicule tout disparaissait
le ciel se confondait avec le sable
l’épée se changeait en corbeau

Stop. musique éteinte. remettre une pièce dans le cadavre
pour le voir faire encore un tour
autour du soleil. Un verre de vin, manants, et je m’en vais !

il se raconte
qu’une femme a enveloppé de drap blanc
l’ensemble des trains stationnés en gare de X
il se raconte qu’on meurt à la façon des algues échouées
pour avoir moins peur

Un verre de vin manants, et je m’en vais !
je suis votre chevalier
j’échange à qui veut
ce rouge à lèvres contre un peu de courage
j’ai libéré ma jument de son harnais
depuis je retrouve au fond de mes cauchemars des perles de nacre
et je ne sais plus quelle langue choisir pour parler

j’apprends si lentement
partout des ouvertures, des portes, des échelles
et un grand désir —
Stop.

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement

Les Guérillères – Monique Wittig

Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leur chevelure comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entoure, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.

 

***

Elles disent qu’on leur a donné pour équivalents la terre la mer les larmes ce qui est humide ce qui est noir ce qui ne brûle pas ce qui est négatif celles qui se rendent sans combattre. Elles disent que c’est là une conception qui relève d’un raisonnement mécaniste. Il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés. Ses schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence. Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. Elles plaisantent à ce sujet, elles disent que c’est tomber de Charybde en Scylla, éviter une idéologie religieuse pour en adopter une autre, elles disent que l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles n’ont plus cours.

 

Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.

entre la pluie

I.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure.
Je suis sortie à la recherche d’un peu d’air frais
mais le dehors était tiède, neutre, amniotique
moi je voulais le froid, l’implacable, le vent qui remet en mouvement les choses dans mon corps et ma tête
démembrer laver à grandes eaux ressouder polir retailler
Je voulais m’enivrer puis le vent n’était pas là
l’hiver n’était plus qu’un murmure au lieu
d’une hache
je suis revenue aussi fixe que j’étais sortie
aussi immobile en-dedans
je voulais cesser de m’enfouir, de me confondre, il fallait que je sorte de moi
je voulais m’arracher à la chaleur
raboter mes os creuser au couteau en mon poitrail chasser
les scories dans l’atmosphère blanche
mais l’hiver n’était plus qu’un murmure et je n’ai pu que revenir
à mon ventre ma poitrine,
à mes collines rauques dépolies persévérantes ;

je cherchais une brisure, une faille où renaître
je suis rentrée avec la sensation de n’être pas plus en vie qu’avant
et je me suis endormie.

Tous ceux qui te connaissent
savent ce que je pleure.
On essore un linge : mon cœur toile rêche soie fine grosse laine
mon cœur empoigné entordu serré d’où coule foule de fourmis blafardes
bestioles tenaces du chagrin.
Tous ceux qui te connaissent savent
ce que je pleure
ô mon semblable
ô mon énigme.

 

 

 

 

II.

Ma chair ma peau se troublent
au souvenir du jour où j’ai compris pour la première fois
ta voix d’écorce tendre gravée
où j’ai surpris ton sourire noyé d’or pur et
ta façon de te mouvoir libre oblique entre les êtres et les choses
toi qui les observes et n’oublies jamais d’être leur égal
sans rien écraser,
sans jamais te soumettre.
je t’ai regardé et j’ai su qu’en toi
homme anguleux homme de guingois et criblé de tristesses
j’ai su que tu portais des lucioles des éboulis des charpentes
des vacillements des solitudes
j’ai vu en ton corps, en chacun de tes gestes, le fleuve,
l’oiseau en vol
et des mois durant tu me les as donnés
avec la même sincérité, le même émerveillement
que ceux qui tailladaient
mon âme entière.

Il faut scruter la pluie pour te voir, amant-tumulte :
tu nais dans les pierres, dans les incertitudes du crépuscule
dans l’heure qui n’est pas
tu te retiens de tout te fais insaisissable
pour mieux laisser leur temps et leur place aux choses
souvent tu disparais aux inattentifs
dans les béances pâles, les trouées
laissées par la pluie

et je connais depuis cet été-là
ta bonté plus finement taillée, plus délicatement offerte qu’un bijou
ta bonté soleil de fin d’après-midi
je connais ta douceur droite, haute et rocheuse
ta façon de te tenir anguleux et secret au fond du jour
de te réfugier sans rien dire en toi-même
en quête des sources, des chênes, des lieux où le sang se tait
ô mon ami évadé, humble ainsi qu’un début d’automne
qui à tes amis proposes : marchons ensemble
avec une simplicité de nuit
je connais maintenant ta liberté que tu habites avec patience et grande force
et je sais que tu reviens d’anciennes traversées
au pays des ombres, qui ont ébloui d’ambre et de cuivre
ton front ;
je connais ton vieux mépris des hommes, c’est-à-dire du meurtre
et ton respect infini de ces mêmes sales hommes
qui cherchent, et se répandent, et demeurent.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure : ton mystère
ton visage doux comme un temps d’herbes folles
tes chemins qui répondent à mes chemins
ton économie de gestes et de paroles
gorgée toujours de foudroiements innommés
du jour où l’on t’a vu, toi
du jour où l’on t’a enfin vu
on ne peut faire autrement que de
te reconnaître,
et de t’aimer, et de te vouloir très près, toujours
lune vive et rassurante. J’accepterai un jour de n’être pas
la seule à t’avoir vécu.

Photo par @sylvaf (Flickr). CC BY-NC-ND 2.0.

lux hodie, lux laetitiae — me iudice tristis

Faire le deuil de ce qui nous ancre au monde. Le deuil de la beauté collective, commune, faire le deuil des couleurs de la lumière et des vieilles vieilles charpentes et de grosses grandes pierres taillées de monstres de pierre de verre de fardoches, faire le deuil des craquements des marques des empreintes, du savoir qui avait rendu tout cela possible. Tout ça n’appartenait à personne, et nous unissait pourtant. Il avait fallu élaborer chaque poutre et chaque vitrail. Dans le tumulte de Paris et à la lueur paisible de la Seine.

Durant toutes ces années je suis passée près de Notre-Dame avec une émotion particulière. Aucun autre monument parisien ne serrait mon cœur d’émerveillement et de mélancolie. Je me demandais combien de temps encore elle resterait — mais j’étais certaine qu’elle resterait. La force de cette architecture est telle qu’elle provoque en nous quelque chose de profond, et qu’il était difficile de ne pas le percevoir, déjà avant. J’étais saisie d’une admiration hagarde devant le nombre d’années qu’elle représentait. J’avais chaque fois dans la gorge une tristesse douce et soudaine en me rendant compte que, quelque soit le temps que je passerais près d’elle, ce ne serait jamais assez pour en graver un souvenir suffisamment fidèle. L’intensité du souvenir ne serait jamais égale à l’intensité des arcs, de la flèche, de ces roses de verre, de ces rouges et ces bleus flamboyants, de ces tours hautes larges et placides, de ces tonnes de fer de bois de bronze, de ce silence mêlé de milliers de voix passées et présentes.  Je cherchais un souvenir exact du bouleversement. Je voulais un souvenir précis de ce désarroi ébloui qui m’étreignait chaque fois, au point que je puisse faire du sentiment un dessin (les mots trahissent). Et je mesure maintenant la perte, je mesure les heures que j’aurais pu passer à observer, à y déambuler, à lever les yeux et me laisser saisir par les ogives. Mais y aurait-il eu une fin à cette ivresse, à ce besoin de s’abreuver encore et encore à la source de la beauté ? Écouter Bach chaque jour suffit-il pour être rassasiée de l’émerveillement douloureux de sa musique ?

C’était probablement la seule construction humaine, parmi celles qu’il m’a été donné de voir, face à laquelle je ressentais la même attirance tendue, irrépressible et fébrile, que devant la mer. Je voulais me blottir dans l’ombre de ces pierres, me laisser envahir par la conscience de l’indicible effort humain qui les avait assemblées. Je voulais pouvoir encore me reposer dans le jardin derrière le chevet, au soleil, en juin. Jeter un regard en passant sur le pont de l’Archevêché — c’était le commencement d’un lien entre la cathédrale et moi. Pendant quelques minutes, je me souvenais du monde, de la beauté forgée, bâtie, taillée, soudée, sculptée, burinée, soufflée, colorée, élancée et massive, rassurante et vertigineuse. Bâtie par tant d’hommes, simplement là, évidente et pourtant toujours nouvelle, et moi toujours étonnée.

Je me souviens de huit cent ans. Je me souviens des arbres millénaires, des mains habiles par centaines, de l’implacable engrenage politique qui rendait socialement nécessaire la construction d’un tel truc, de toutes les étoiles qui l’ont veillée, des maçons charpentiers verriers tailleurs de pierre qui s’y sont usé les yeux les paumes les genoux, de ceux qui y sont morts. Je me souviens des voûtes, de la lumière, de l’immensité céleste de ce qui n’est pourtant qu’un assemblage savant de forces mesurées, quantifiables et finies. Je me souviens des premiers chants qui y résonnèrent et des premières assemblées qui s’y tinrent, je me souviens des derniers ouvriers qui y ont travaillé ce mois-ci, des derniers touristes contents sur le parvis, je me souviens des derniers pigeons qui ont niché dans sa charpente.

Les lieux de pouvoir insolents me répugnent — et pourtant j’aime infiniment le romantisme des châteaux forts. Pleurer un Chambord, ou une Sainte Chapelle, ou le Palais de Justice toujours aujourd’hui menaçant, m’aurait paru absurde. Notre-Dame, elle, était depuis longtemps réappropriée en un lieu du pouvoir commun. Même bâtie comme appui à une chrétienté politique, seigneuriale et conquérante, elle était devenue, depuis, moins un temple écrasant que la trace du travail collectif des femmes et des hommes pour hisser vers la lumière un chant somptueux. Ils étaient parvenus à construire une beauté si profonde que, dès le début, il était impossible qu’elle n’appartienne qu’aux archevêques. A force de la contempler quelques minutes de temps à autre, durant toutes ces années, sans rien savoir de ce qui allait se produire, j’en ai sans doute gardé plus que ce que j’imaginais. J’ai gardé ce besoin de souvenir qui n’était pas grand chose d’autre qu’une urgence de vivre, de me lier à tous les vivants qui avaient construit ce navire dense et fou, de me lier à tous ceux et celles qui ressentaient devant lui la même joie douce, la même mélancolie, la même proximité étourdissante avec la beauté.

après avoir écouté des textes de Mohammed el-Katib lus par lui-même à la radio le 20 novembre 2016.

 

je marche une ville habitée de neige et de hiboux
une ville où les morts arpentent le bitume et saluent les vivants
dans un silence âcre désinvolte très
amicalement
plus aucun dieu en résidence chez nous

cette bulle de bruit vague et lumières longues
fugitives très rouges dans la nuit
route luisante
oh toi qui parles un arabe de rose fraîche et de ruisseau
de miroir jeté
oh les phares des automobiles
légère odeur de figues et d’épine et la voix
des enfants des hommes des téléphones
depuis des années personne ne compte plus les jours
seulement les poètes
et quand arrive la mort
on la savait déjà
la mort comme le reste c’est une histoire de départ brut
de migrations

dans cette ville les morts croisent les vivants et
poliment emportent avec eux l’aube ricanante
à l’enterrement le cimetière est bondé de gens et de conseils matrimoniaux
il faut s’asseoir dis-tu, s’asseoir sur la margelle bleue
écouter la prière
écouter dis-tu
la plainte noire et douceâtre
du chat

l’homme a corrigé à la main l’orthographe de la plaque mortuaire
avec un genre de résignation et de fuite
la mer derrière les blocs résidentiels
se tait dans ces jours-là,
la mer se tait dans ces jours où les morts au sourire penché
ouvrent brusquement la bouche et rient

Tenebrae – Paul Celan

Nous sommes tout près, Seigneur,
tout près et saisissables.

Déjà happés, Seigneur,
cramponnés l’un en l’autre, comme si
le corps de chacun d’entre nous était
ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,
adresse-nous ta prière,
nous sommes tout près.

Nous sommes allés tout pliés,
sommes allés nous pencher
à la mare et au trou d’eau.

Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur.

C’était du sang, c’était
ce que tu as versé, Seigneur.

Ça brillait.

Ça nous jetait ton image dans les yeux, Seigneur.
Les yeux et la bouche sont si vides et béants, Seigneur.

Nous avons bu, Seigneur.
Le sang et puis l’image qui était dans le sang, Seigneur.

Prie, Seigneur.
Nous sommes tout près.

 

in Choix de poèmes, traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

boussoles

le soir s’observe à la loupe aux côtés des fourmis et des grouillantes
la rue superbe et nuit de bataille et de réverbères gisants
verre brisé
des foules d’animaux à la lumière des néons
il ferait bon-vivre au soleil
là où les fleuves se retirent
éventrés
découvrant une femme belle et grise qui marche à petit pas
les seins hauts avec
des îles à son bras, brutale et sommeilleuse
couverte d’algues horizontales
une océanographe amoureuse
abîmée par l’obscur
et le large
invécu