éclat des morts

toute vie tressaille
lorsque résonne l’éclat en profondeur de leur tête,
l’assourdissant écart entre le joug et la gorge,
toute vie tressaille
et la plainte la plus ténue
abolit les astres

rien ne se révèle dans cette
perpétuelle aube aveugle, glacée
les minutes et le feu coagulent
en une argile sanglante où les mains se figent
tous vous éprouvez la répétition du sommeil décousu, infertile
la respiration du fleuve n’est plus qu’une mémoire
un écho entre les missiles,
un geste que vous jurez de porter
dans votre gorge —

enclore le souffle, enclore les larmes
courber les corps, entraver l’écume
déployer la mort : état normal du monde colonisé
pour les Arabes la torture
et l’air vicié, la poix métallique des jours
et la peur
immobile

à mille et mille lieues
vous qui mourrez sous les balles et les brûlures
vous qui hantez comme des roses les cendres de vos maisons
à la recherche de vos enfants et de la moindre goutte d’eau
vous êtes ici dans chacune de nos respirations
et votre douleur remue notre nuit comme une épine.

envers endroit
ils vous ont refusé le maillage vital des langues et des chemins
refusé l’ardeur et le repos
et sur vos plaies ils bâtissent une grammaire de l’effroi
criant voracité de néant et de sel.

mais nous ne demeurerons jamais tranquilles
peuples affamés de justice et d’étreintes
devant vos ombres qui diminuent
devant vos voix qui se tarissent
devant vos chandelles qui s’éteignent
nous devons être un havre —
nous devons.

vous peuples de Palestine
au centre des mondes je vous vois tomber
et je tremble
et je vous prie et je voudrais
vous parler, vous veiller
et puis me taire
mes sœurs mes amis mes frères
vous êtes au centre de nous.

oh absences de la nuit

oh absences de la nuit, à l’heure où ta voix s’allume…
oh saisissement des visages,
féroce et féline pureté : ton sourire aigu et chaud, un diamant à ton front, une longue ruine…

Caresse-moi. Caresse-moi de ton sexe
caresse-moi de tes ailes bruissantes
exige-moi, demande-moi qui je suis
caresse-moi de ta langue, sens mes yeux se fermer
et mes muscles frémir jusqu’à
s’électriser, et fondre et s’écouler de moi
— avec toi je prie,
oiseau de l’ombre, scintillant dans mes bras
avec toi je prie, je te salue par mes lèvres par mes crocs par mes nerfs
vois comme ma poitrine se macule d’ivoire dur et céleste
vois comme mes cuisses se drapent de brouillard et de rameaux
je te savoure, et le plaisir que tu m’infliges me place
au centre de nous deux
je ne suis qu’un autre animal
et ma bouche contient toutes les paroles du monde
je veux de toi le moindre frôlement
ma peau est un vaisseau en liesse
une nef des fous
et de moi je te donne les herbes, les révoltes, les soupirs, les impuretés
tout ce qui respire l’orgasme
je te le donne
je me soumets tant je te désire
cueille-moi contre tes ailes
et recrache-moi quelque part
au fond de ta souveraine étreinte

Se consumer

ce désir épuisé d’étreindre en toi l’invisible
les nerfs nocturnes m’enserrent dans leur blancheur, dans leur promesse :
la bouche de l’aimé, son corps hanté d’herbes, je cours et je dévore j’aspire TOUT
je m’emmêle, je crame et je crache l’ouragan l’église le livre

O YOU TURMOIL

et puis mes muscles aussi
qui se soumettent à l’orgueil des torrents
fluidité rare unique transparente mouvement total
il faut bramer au long des montagnes
comme un envoûtement
rien de cette beauté n’est illusoire
la mer ce soir se dénoue et emprunte le chemin de ma gorge
l’écorchure trouve écho dans le seul silence
le courage est un cheval réticent
la langueur une robe d’absences
qui emprisonne mon corps et la lumière

ne t’attache pas à la fiction, à la mémoire
cherche plutôt les replis :
vois cette longue femme insoupçonnée
quittant le jardin des délices
dans le tremblement de midi

A l’heure du poulpe

Crasseuse forêt, voluptueux décombres : sous le regard du poulpe, les étoiles mugissent et les fourmis se précipitent en foule envahissent la prison

crasseuse forêt, voluptueux
décombres,
ils n’en
finissent
pas,
ILS N’EN FINISSENT PAS ils sont gris comme une carrière ambitieuse, ils ne sont jamais obliques, et gris et infinis comme une sous-préfecture, et là s’en vont les fourmis. Ma douleur est la tienne, et je te veux, je te veux, je te veux. Mon ventre cherche la musique de l’incertitude, mais mon cœur ne veut que toi. La mer s’est changée en vin, elle recrache mille tentacules, elle n’en finit pas de crever, et l’horizon coule à cheval sur le corps nu de ma maison, qui, orageuse, se mutile d’escalators et de dentelles. Un hall de gare, l’existence morne des travailleurs. Quelque chose m’échappe de cette toile de fer lointaine, courageuse et vorace, à la limite de l’ouverture et de la nudité. A part ça, tout est normal. Je hurle et je veux sortir. Le monde est clos. Depuis cinq mois mon visage n’a pas connu le vent.

Tisserande

je voue mon corps au long cette angoisse
aux arbres frissonnants
ceux qui élèvent en hiver leurs bras roides de vieux crucifiés
craquelés de givre au milieu de champs vides
je me tiens près d’eux toujours
rongée par le même lichen, habitée des mêmes corbeaux
de la même grande lumière étonnée

au long de cette angoisse je voue mes pas
aux marins perdus en mer
dans l’océan gris sous les cieux gris, dans son remous de perles et de noyés
je dérive moi aussi selon la houle, près des abysses et des étoiles
près des roches brûlées
en essayant d’y trouver prise pour revenir à la terre
revenir à celui qui se souvient de moi

au long de cette angoisse je voue mes mains
aux araignées bleues sur le chemin des morts
je suis, je le sais, tisserande
de mes propres chagrins

mais je te le promets, amant
toutes les nuits désormais
doigts vifs ou doigts gourds
j’invoquerai la rosée et déferai la toile
pour que tu puisses
au fond de mes bras et de mon âme
te blottir, et que nous puissions encore grandir l’un en l’autre
deux vastes orangers au début du monde

Amandier blanc

depuis que tu es parti me manque ton être-là, ton être au monde, tes mains très réelles et pleines d’aurore et de racines
ta tendresse d’amandier blanc, ton ombre tangible, tes épaules taillées de cèdre profond. Le manque de toi me frôle, m’engloutit, me quitte, me frôle encore, fourmille
forme tout autour de moi mille chemins obscurs, qui s’ouvrent
prospèrent près des étoiles et du murmure de la nuit
c’est un dédale de méduses et de vagues, car je t’aime
quiétude sourde du plomb
que je voudrais pouvoir briser d’un coup de hache
pour y plonger, avoir à nouveau autour de moi quelque chose de fluide et changeant : la vie qui vient.

l’apaisement de moi-même est resté pourtant, comme une chanson que tu m’aurais offerte, et que j’aurais gardée désormais pour toujours. Je sais la chanter seule, j’ai toujours appris les chants par cœur oui, et j’en invente d’autres, des milliers d’autres, jusqu’à ne plus entendre la tristesse, l’obscurité stridente, jusqu’à oublier la douleur et la terre qui se fend. Et je construis
un vaisseau, avec mon savoir retrouvé de la solitude. J’ai abattu trois grands chênes oui, tu peux me croire, moi seule et minuscule je les assemble
avec force et grande solidité boréale, je couds les voiles, ma main ne tremble pas.
Je cuis mon pain, tu sais, sans toi, j’attise les braises et ravive le feu qui m’appartient, je chausse mes bottes de jardinier, la roseraie — tu y étais indifférent, te souviens-tu ? — la roseraie, plus que jamais splendide. Je fais vivre par moi-même des lueurs, des milliers de lueurs et des milliers de chansons, je les dépose sur la plage froide et je les suis des yeux
pour ne plus me perdre. Je ne veux pas être
rongée, couverte d’algues amères dans des années encore, pour toi
toi qui ne t’émerveillais pas des roses,
toi qui oubliais de regarder la lumière des arbres
toi qui ne voyais pas les mille miroirs et la beauté des mille pierres sales de la ville
toi qui ne voyais pas ma tendresse
toi qui ignorais les contemplations, toi qui trouvais si difficile de dire je t’aime
certainement cet effort constant
pour amener dans tes yeux la moindre luciole, je ne le regrette pas. Mais qui tu es me manque, oui, et je veux encore ta tendresse d’amandier blanc, je veux encore ta douceur, tes mains pleines d’aurore, ton sourire
et tes épaules comme le cèdre
où me reposer un moment

Prière

le ruisseau se tait quand survient la ligne de ton cou
toi qui es taillée dans la nuit
la plus limpide.
tu me laisses toujours muette, tendue
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc, et la gorge nouée devant l’été de ta bouche.
Tu le sais peut-être — toi qui as l’esprit du chat curieux, de l’eau vive.

La mer grise en hiver
ma musique élimée
un peu de miel — le plus parfumé
voilà, amie, tout ce que j’ai à t’offrir.
et pourtant j’ai l’audace de vouloir venir à toi
chercher sur ta peau une fraîcheur qui bruisse
une fraîcheur de saule
j’ai l’audace de vouloir confier à tes mains mes armes
la ville silencieuse que je porte en moi
les fruits mûrs que des années durant j’ai cueillis
j’ai l’audace de vouloir semer sur tes lèvres
des orangers libres !

mais je reste noyée, sur le seuil.
Tu le sais peut-être, toi qui vois dans quels sourires
se loge la mélancolie.
Tu es la joie, et moi fragmentaire
pleine d’absences
pleine de ferraille
je voudrais t’ouvrir des chemins à la force de ma tendresse
je voudrais te prendre tout au fond de minuit
m’enfouir dans ton rire dénoué
toi solide comme le corail rouge
toi fébrile comme l’herbe après la pluie
c’est de ton récit que mes nuits se peuplent.

Je ne pourrai jamais effleurer la ligne de ton cou, amie
et j’ignore encore ce qui t’ancre au monde
j’ignore ce qui te lie aux vivants, ce qui t’attriste et t’anime
mais je cherche au moins
à ne pas te faire fuir
à te rassasier de musique et de miel
à tenir avec toi quelques conspirations
— tu le sais, toi qui analyses le vent
dans les voiles, les hésitations les manières des vivants,
la cornemuse, les crépitements.

Fille soudaine
Femme frémissante de hasards
Tu me laisses muette, tendue oui
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc
la gorge nouée devant l’été de ta bouche.

les femmes emportent la nuit sur leurs épaules

elles ont la tête parsemée de roses et de lames tranchantes
les filles embarquent au petit matin avec leur force de cordages et de voiles hissées
les filles chantent ensemble la litanie féroce après toutes les batailles
les filles avec leurs mains caleuses et leurs sourires qui fracassent tous les bourreaux
les filles rauques oh les femmes rages irisées et sanglantes
mon amie mon amante miraculeuse ce matin dans le ciel rouge tu te tenais dans ma chambre au
milieu de Paris et au milieu de la mer
le couteau entre les dents tu te tiens debout avec ton corps vivant mordoré et tâché de cambouis sang fruits mûrs et de brouillard et de mille autres choses brisées
tu es debout avec tes seins en friche dans ce quartier de truandes
et mon corps garde la trace brillante
de ta morsure là

il se passe quelque chose dans les yeux des filles le soir
à la forge elles lèvent leur épée
et la nuit vient
débordante
écarlate
anarchiste
heurtée

après toutes les batailles
il y a ta chanson dure et infiniment triste ta
chanson de maraude
elle dit gravement : je te l’apprendrai
ma chanson de maraude
et aussi ma chanson de guerre contre ceux qui nous broient le corps et nous l’épuisent nous harassent
près de la forge je t’apprendrai à tailler tes flèches plus vives plus droites et plus précises
je t’apprendrai le cerf-volant et l’histoire du navire qui n’a pas sombré

vous nous avez dit harpies et fragiles
vous nous avez crachées
oh ça oui
violentées assassinées exploitées
butées sans même un duel
en même temps que vous faisiez de nous des temples et des objets sacrés
nous avons été décorations agréments machines
nous avons été des sexes pour métaphores pauvres
ornements doués de parole et de perpétuer la lignée
on nous a dit mères
on nous a dit traînées
on nous a dit que ce corps que nous n’avons jamais voulu et que nous avons vomi et que nous avons voulu détruire, ce corps que vous nous avez imposé
était beau pour les hommes
qu’il était beau parce que les hommes
on nous a dit terrifiantes et malsaines
on nous a enlevées à nous-mêmes
mais nous toujours nous avons hurlé et tout
détruit
reconstruit nos propres citadelles

nous sommes des femmes drapées de rage et de négation
les femmes de rage sont tonitruantes et les femmes de rage sortent les couteaux
et les femmes de rage
s’aiment
et moi je te regarde au milieu de Paris et de la mer et tu as jeté tes habits sur ton épaule et tu pars
vers la forge
après toutes les batailles.

Repose-toi je t’en prie
pose un peu de glace sur tes cicatrices
j’espère pouvoir te retrouver ce soir
dans ce café clair-obscur et désert, devant le jardin
j’espère que je te prendrai la main
et que tu me prendras la main
et que tu serreras

Grand’voiles

J’ai froid mon amour j’ai si froid on est
en septembre
et on se caille les mains gelées dans les poches à la lisière de la ville
ma nuque est une longue
gerçure
toutes mes angoisses sont édentées à force d’être là, je parcours avec toi la répétition des rues fatiguées
réverbères impartiaux dispersés en lueurs glaciales ou attentives
dans
mes mains
ma poitrine

je cherche un pays à quelques heures d’ici par la mer
où nous pourrions reprendre le soleil
et l’amarrer à nos cris
pour atteindre le phare il faut marcher longtemps dans le cimetière
des baleines
long château de carcasses
dans cette quiétude algueuse elles font bruisser le désert de leurs os
il y a au-dessus de leurs masses tranquilles des
grand’ voiles emmêlées

et
leurs
claquements définitifs
nous poursuivent

nous marchons sans jamais atteindre le port