Vague

Ce soir encore j’ai marché impuissante, horrifiée, au coucher du soleil. Chaque soir la mort exhibe au fond du ciel gris tout le luxe de sa lumière brûlante, et la ville se pare d’agonie comme d’un velours. J’étais vêtue de muscles inutiles.

J’aurais peut-être aimé manger un œuf maintenant, comme un silence. Avec du sel, des herbes, et du pain pour savourer le jaune. Mais je n’ai ni œuf, ni pain dans ma maison, ma maison grondante de rien, suintante d’hésitations. Moi enclose dans ma maison enclose, où j’ai laissé errer mon corps, laissé des mains inconnues toucher mon corps et me parler sans que vraiment, non. Je veille à ce que les murs ne me touchent pas, car les murs ne sont pas tout à fait des mains. Je n’ai ni pain, ni œuf, et je ne pourrais dire oui à rien d’autre.

Je ne mangerai rien alors, pas avant le matin. L’obscurité est un langage. Rien à digérer.

J’ai peur que mes dents tombent et pourrissent plus vite que je ne le pense. J’ai peur que mes mains noircissent dans quelques mois, en commençant par les jointures. Mes mains tomberont comme la neige. Ma musique se décomposera.
Je serai malade quelque temps. Je ne m’en apercevrai pas d’abord, puis je mourrai. Mon corps sera momifié dans de l’ambre. Je deviendrai un fossile. Les machines dévoreront tout ce qui reste et le cœur de ceux qui m’aiment, et broieront aussi les fossiles. Elles couleront au fond de la mer. Je n’aurai jamais porté de fœtus dans mon ventre, et d’ailleurs si j’en avais porté un je l’aurais déchiré avec les dents — j’espère que vous m’entendez bien. Je vomis la vie de femme qui m’est offerte ; je n’ai pourtant pas le courage de construire une vie plus vaste. J’aurai été anecdotique et gluante, ramassée, passive, un glaire d’animal. Un organe sans forme. Tout à l’économie. Pas plus de langues ni de crimes qu’il n’en faut. Et qui peut comprendre un organe sans forme ? Qui peut étreindre un renoncement ?

Qu’au moins je devienne une vague, oui, une vague, j’aurais aimé. Nul besoin de me défendre. Puissance fixe et fluctuante, sans but ni carapace. Ni ouverte ni fermée, ni vivante ni morte. M’écrouler doucement et perpétuellement, dans un murmure d’amante, tout contre la lumière.

Prison poisseuse

Masure affaissée racornie mon cœur criaille au fond des forêts
mon cœur autophage habité de sales poisons, de sales sordides reptiles de douleur
s’agite, se soulève — et les oiseaux s’enfuient
quand je respire je me fracasse
et j’explose j’ai des CROCS QUI MORDENT
ô sangliers échoués
— j’éteins tout — mon cœur ma gorge mes affres mes tendons
cette prison poisseuse où surnagent des vers
Je me souviens, je me souviens de ce jour de novembre
où des chiens ont hurlé, vibrants, galeux, méchants
puants et plus blancs que l’agonie — ramasse ! étale-toi, soumets-toi, hurle !
ne me lâchent plus s’accrochent là, depuis
— je refuse, ne pas m’agenouiller, ne pas renoncer
alors voilà cent années depuis ce jour de
novembre que je suis habitée de portes ouvertes aux quatre vents
que je traîne en moi ce sang nouveau et souillé
que je traîne en moi un cobra qui gémit et se tord et ne sait que tuer pour vivre

et moi tu sais, je ne demande qu’à m’allonger dans la mousse et les herbes
prenez mon bras compagnons, faites une ronde
souhaitez-moi nue et vraie
je ne demande qu’à boire l’hydromel et serrer contre moi les lumières
je ne demande qu’à chanter je veux que ma voix soit ma voix
et se fonde bleutée dans le fracas des brigands des torrents des charriots des marteaux
je veux le vent qui claque en mes poumons et en ma joie
et moi tu sais je veux tuer ce cobra qui veut tuer

 

tu crois que la nuit t’appartient. Tu crois que la solitude est tienne, que tu sais t’y abreuver, jamais dormante ; tu crois connaître son bouillonnement (lent et froid), ses spectres sales et rampants, minables, amicaux, qui rendent délicieuse cette paralysie de cloître. Ton cœur, c’est certain, n’admettra pas d’autre venin que celui de ces méduses-là, muettes, moirées, grouillantes. Il n’y a pas d’au-delà.
Tu ne vois pas le marbre dont tu es faite
ainsi qu’une tombe, tu crois que tu sais
tressaillir.
Tu crois que le silence est ta demeure, jusqu’à l’aube même — car tu les habites, ces moments de lumière étrange
où le monde vagit, se décompose dans sa propre naissance, tandis que l’air blême et léger comme un feuillage se cristallise autour de tes mains et de ton sommeil… tu les habites, jusqu’à l’extrême lisière
jusqu’à l’heure d’entrer, s’ensabler dans le jour pisseux des vivants, jour couleur de viande
et de musées et de rires et de meurtres. Tu hais cette heure de l’inconscience — obligatoire, aimée, supérieure. L’heure de sourire et de parler. Pleine d’insectes. Tu glisses et deviens toi-même un spectre, sale et rampant, minable, amical, et tu vis ainsi échappée toujours. Dehors on te tuera, c’est vrai, et toi tu crois que tu ne veux pas mourir.
Tu crois que ta solitude est un réseau en toi de profondes racines. Et qu’elle est ta frontière, et que là est la paix. Pourtant tu as faim.

été

ma bouche est baignée du sucre d’une nectarine jaune
marée de soleil et de dissonances
la ville a déjà déployé ses végétations mornes, sa poussière. Tremblante de colère tue au fond,
je mange et savoure et m’approche des mouches
je suis un lieu cathédral où se nouent toutes les
avidités / envies de destruction /
je ne m’écroule plus, j’écoute seulement dans le goût collant de l’été
des êtres que je ne vois pas, entièrement dénoués de cheveux de sueur
chanter l’effacement, les coups, la torpeur ;
je respire pour la première fois ;
cette peau c’est bien la mienne, plantée de clous et de bêtes mortes !
je veux frapper frapper frapper
pour dégager ailleurs cent lambeaux de silence
voici ma nudité nouvelle
— elle sa gorge me crie : il faut distordre
mes mains ne s’accommodent pas de mes poèmes
je les lave coulantes de lumière et de jus doré

foudre indolente

je m’éveille dans un fouillis d’arbres pâles et de béton
dans une permanente lumière d’aube
un halo nu et déserté, à la hauteur de ma fatigue

dans la ville hallucinée les femmes dorment
remuent lentes comme des vagues
et moi je mange caillots de ténèbre
j’avale le chemin ma carapace crissant silex
je voudrais me recroqueviller, noire nocturne farouche meurtrie
invisible
pleine de blés pourris et de plantes trop jeunes
mais mes pattes grosses griffues sont faites pour les gouffres
ma tête fouaille la cendre et la poix
dans une étouffante absence d’orages
je ne suis pas là où est mon corps
je déplie mes ailes
oh étoile multiple, liqueur de feu
c’est notre nuit, et j’ai peur

au firmament s’étiolent de très longs fils sanglants
voilure diaphane du silence
les femmes dorment, flèches de foudre indolente
je viens avec mes mâchoires mes couteaux mes yeux brûlés
mes seins grevés de cris rauques
dans l’eau profonde se perd le bruit des néons :
on le confond avec
les méduses

nudité

Je bêche dans les collines
pour enterrer mes larmes mes nœuds mes fatigues
toujours s’ourdit toujours en moi cette chose noire
un navire pourri de douleur qui transporte
sa cargaison limoneuse décomposée marginale
son grand déséquilibre d’oiseaux

les arbres poussent, se divisent, guident les orties vers mon cœur
je me noie dans les pluies et les images ; que croyais-tu qu’il arriverait ?
imbécile à demander aux chemins
de pleurer avec toi

mes veines mes veines vieux fouillis de contradictions
je sacralise jusqu’aux mésanges
je veux mon corps ouvert, annulé
pour mieux le réparer, sortir de l’épuisement
chercher un calme féroce
dans les bras des amies — et dans mon sang

la nuit les solitaires rêvent
de nouer le ciel autour d’eux
en un linceul
ils rêvent de fuir et de se laisser avaler
par l’insupportable tempête des ventres et des sexes
les autres mutilent fièrement tout ce qui en eux
s’étonne d’avoir à hurler ou détruire
oh les solitaires
retranchés du fracas des corps ivres-muets
retranchés de ce qui se montre
étouffés de noirceurs inconvenantes
retranchés des mains tendues et des phares crissants
retranchés des gorges et des griffes et des foules
oh solitaires au chevet du mystère
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.

Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».

 

 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

recherche du corps

sans aucun dieu je cours à l’intérieur de moi
je me désoriente selon mon propre souffle
je me cabre comme une faille sous-marine
je veux savoir dites-moi amis
puis-je prétendre à l’air libre ?
puis-je prétendre au sommeil lourd
à la saleté
à l’expérience commune
à une corporalité de cris
qui serait frôlée, désirée ?

ne m’écoutez pas poliment ; hurlez-moi
lacérez la pierraille dure de mes jambes
pour me dire : je te veux aussi terriblement
qu’un arrachement à l’aliénation.

je dois briser
mon refus minéral de croire la chair,
ma surdité au temps, aux mains et aux paroles
je dois trouver en moi-même quelque chose entre sève et harnachement
— mais dites-moi, puis-je prétendre à l’entièreté dans vos regards ?
puis-je prétendre à l’évidence qui a cours entre vous ?
puis-je prétendre à votre sincérité ? pourrai-je pénétrer votre monde
où l’on ne trouve ni charniers ni blocs d’ombre familiers
ni gréements ?
suis-je digne de n’être pas seule ?
la lumière de la lune est douce — et froide. Comment entrer sereine
dans la clarté du corps
et de sa destruction ?
vous aimez tant dire les ventres, les assemblées, la perte de conscience, les entremêlements extatiques, les démonstrations, le jeu, le futile, les écarts, l’objet pornographique, l’inutile, le rire insaisissable, les trébuchements, l’évanouissement d’avoir trop bu, la souillure, les artifices, la simplicité, le vide meublé, et partout dans les rues on peut entendre : c’est ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue
et moi qui aime ça qui déteste ça
me manque beaucoup d’apaisement
pour le vivre comme vous
me manque beaucoup de joie
pour le dire comme vous — sans nécessité de paroles raisonnables
comment faites-vous ? quel est mon échec ?

chaque fois que je veux vous rejoindre amis
je m’éloigne de vous

en mes boyaux mon buste grande crevaison

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.