qui-vive

méfie-toi de tes doigts qui crissent la nuit
méfie-toi de la cendre qui retombe sur ton champ
méfie-toi de ce bijou qui te ment, de ce bruit noir qui trébuche
méfie-toi de ton visage
méfie-toi de ton miroir qui capte ton visage et qui le mange
méfie-toi de qui se baigne dans la mare au lever du jour
méfie-toi des souvenirs où rien ne pousse
détruis la lampe qui vacille encore là-bas —
fragmente
lave soigneusement ta nourriture
ne retiens pas tes mains

délivre les chevaux
car ils tournoient plus vite que ta langue
incante dans ton crâne une sorte de joie
loin hors d’ici
prends un souvenir triste et
tue-le
lave soigneusement ta nourriture
méfie-toi du vent d’ouest au bord du fleuve
méfie-toi des cafards, car ils tremblent
méfie-toi du sommeil, des cages, des valises, des zones, des amnésies

tu vois, les grenouilles crépitent
dès qu’elles hésitent elles meurent
emportées dans le mouvement des grues, des gares, des avions
étoiles, hésitations, étoiles

Des formes de repos : II

un grand et bon repos qui m’emplirait
ce serait
un matin : regarder dans le miroir
et sentir que je ne veux plus m’enfuir de mon corps
ce serait
marcher seule à travers des champs d’herbes hautes
au milieu du jour et de l’été
et m’asseoir un moment
la masse des montagnes me contiendrait toute entière
aux côtés de mille autres insectes
ce serait
enfouie quelque part dans Galway
dans un pub étroit et feutré
jouer avec d’autres des airs doux et joyeux et obscurs
et passer la nuit comme ça
en buvant du thé et du whisky
avec nos violons nos mélodies
avec des voix que je ne connais pas encore
revenir en Irlande comme à la maison.

ce serait
quand le soir tombe
le souffle perpétuel
contenu dans un corps transparent
à la dérive sur la mer.

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne

Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».

 

 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

chandelles

lorsque vient la pluie s’agglutinent les fantômes
parmi d’anciens fantômes
jusqu’au silence. Ils n’ont pas de couronne.
ils crépitent
le visage rocheux, fragmenté

on trouve partout sur les routes
ces esprits calcifiés par l’ennui,
tessons de tragédies mornes ;
dans ma maison je les ramasse
j’en prépare un brouet que laperont
les chats.

je m’éveille assoiffée
en moi tout s’agite, tout est exil :
pierres jetées sur la pierre
albâtre dénoué
en lents sillons parmi les ombres

dans le cambouis et la terre
fourmille la langue des morts

je suis nue au milieu d’eux.

il s’agit de se perdre en méandres en lichen croissant infini irréparable
il s’agit de vivre avec grande force d’eau et de terre,  il s’agit de vivre avec ce qu’on a sur le cœur, il s’agit de vivre avec les bateaux qui emmènent très loin des tas de poissons de bêtes mortes de cailloux d’horloges de célébrations
il s’agit de vivre et de ne pas se tromper, il s’agit de vivre et de mourir, il s’agit de vivre et de détruire les palais. Il s’agit de vivre avec l’irréparable
avec le tambour échoué avec le tambour
avec la froidure béante
avec le tambour de nos ventres mauvais avec le verre de nos chairs déliées invisibles, avec la musique lancinante perçante de la tristesse détaillée
il s’agit du sang, il s’agit de vivre avec la hantise avec la douleur la douleur l’irréparable et la torpeur, il s’agit de crier la perte des ruisseaux les plus anciennement ruisseaux, il s’agit de sortir de son jardin bien taillé et de grandir en pleine forêt, il s’agit de savoir parler savoir raconter, il s’agit des doutes premiers
il s’agit des femmes qui s’endorment le soir avec pour couverture un magma de chagrins
il s’agit des hurlements de toutes les grives prises au piège, jusqu’où s’étend le vide dis-le moi

l’odeur des villes ensommeillées nous poursuit nous étreint nous cavale
l’ouragan sur mes épaules fera renaître une parole franche

errants et bêtes

Exercice de style (mais pas seulement) : mettre en poème un cours d’histoire médiévale. Bande son : la cornemuse suédoise de Per Gudmundson.


au douzième siècle dans l’ouest, l’idéal pour seigneurs et bourgeois
est de pouvoir nourrir seul ses rêves et sa panse
posséder la terre c’est fonder sa richesse
et sa domination

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

le douzième siècle est époque d’accroissement des choses
pour faire fructifier on étend on intensifie
milliers d’arbres abattus deviendront feux, enclos, charpentes
défrichements polders essartage
grignotement incessant

confondre sueur et grains
hache et tempête

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

hivers comme étés sont plus cléments, le blé grandit
les bœufs étirent les sillons jusqu’au soir
en même temps que le travail, honte ancienne,
devient moyen de s’approcher du ciel

dans les régions à sol gras passe la charrue
le soc et sa litanie au profond des choses
elle enfouit l’herbe sous la terre, renouvelant la glèbe par pourriture
dans les terres sèches l’irrigation est empruntée à ceux, au sud,
qui donnent à dieu un autre nom

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes,
là où friche rencontre forêt

leurs corps mieux nourris mieux vivants
les hommes naissent et se serrent
se groupent en cités autour des églises abbayes châteaux
qui sont violences
et protections contre ces mêmes violences

entre seigneurs et chevaliers se répand le système des serments
châtellenies, délégations de droits alliances militaires, liens personnels hommages
tout territoire devient celui des adoubements et des emprises
obligeant les paysans pour payer les taxes
à répéter plus loin leurs gestes
à tailler à même la toile des crépuscules
à travailler plus dur et mourir puisqu’il le faut

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

selon un calendrier agricole entre neige et clochers
chacun cultive le nécessaire à sa survie, c’est-à-dire du blé
près des villes on trouve vigne lin mauve chanvre, vendus aux citadins
quelques moutons et bœufs
et puis on glane
les plus pauvres regardent en coin l’incessant défrichement
qui les prive de ce que donne librement la forêt
champignons baies gibier braconné
refuge abri solitude maraudée

la morte-saison, celle de l’attente
forge la faim
les transis et les chansons

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt



II.

nous sommes ceux qui labourent mille et mille fois la même aurore
nous avons construit tant de donjons et de ponts
et pourtant toujours nous sommes redevables
de ce qu’on veut bien nous offrir

dans les hameaux on produit hommes et femmes,
pain, prières et larmes
tout cela revient au seigneur
qui ainsi maintient son rang

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors
les paysans emplissent le lavoir la taverne
de leurs mains et de leurs paroles
regroupés de gré ou de force ils prennent connaissance de leur pouvoir
et ne mangent pas seulement le pain que le château broie et recrache
ils disent ensemble les rituels
ils fixent les temps de l’assolement
parfois possèdent ensemble les moulins
une solidarité progressive et complexe
lacérée pourtant
entre riches laboureurs et manouvriers
ceux à qui la fuite
n’a laissé que terres pauvres et pain noir

(pendant ce temps ceux qui écrivent
laissent penser que tous ne vivaient
que par la volonté de dieu)

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors qu’il existe sur ces terres une acceptation étrange de son titre
alors que nous naissons mangés de cette légitimation de la servitude
qui pense une terre en trois humanités
du geste on passe peu à peu à l’inscription des droits
et nous faisons commune
reconnus
contrôlés aussi
peut-être sommes nous en train de négocier
le poids de nos chaînes
mais nous créons des interstices

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt