je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne

Les Guérillères – Monique Wittig

Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leur chevelure comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entoure, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.

 

***

Elles disent qu’on leur a donné pour équivalents la terre la mer les larmes ce qui est humide ce qui est noir ce qui ne brûle pas ce qui est négatif celles qui se rendent sans combattre. Elles disent que c’est là une conception qui relève d’un raisonnement mécaniste. Il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés. Ses schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence. Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. Elles plaisantent à ce sujet, elles disent que c’est tomber de Charybde en Scylla, éviter une idéologie religieuse pour en adopter une autre, elles disent que l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles n’ont plus cours.

 

Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.

Se consumer

ce désir épuisé d’étreindre en toi l’invisible
les nerfs nocturnes m’enserrent dans leur blancheur, dans leur promesse :
la bouche de l’aimé, son corps hanté d’herbes, je cours et je dévore j’aspire TOUT
je m’emmêle, je crame et je crache l’ouragan l’église le livre

O YOU TURMOIL

et puis mes muscles aussi
qui se soumettent à l’orgueil des torrents
fluidité rare unique transparente mouvement total
il faut bramer au long des montagnes
comme un envoûtement
rien de cette beauté n’est illusoire
la mer ce soir se dénoue et emprunte le chemin de ma gorge
l’écorchure trouve écho dans le seul silence
le courage est un cheval réticent
la langueur une robe d’absences
qui emprisonne mon corps et la lumière

ne t’attache pas à la fiction, à la mémoire
cherche plutôt les replis :
vois cette longue femme insoupçonnée
quittant le jardin des délices
dans le tremblement de midi

Objets de méditation – Henri Michaux

Les Mages haïssent nos pensées en pétarade. Ils aiment demeurer centrés sur un objet de méditation. Ces objets sont au plus intime, au plus épais, au plus magique du monde.
Les premiers, non les principaux, sont au nombre de douze, savoir :

Les primordiaux crépusculaires.
La chaîne molle et le nombre nébuleux.
Le chaos nourri par l’échelle.
L’espace poisson et l’espace océan.
Le trapèze incalculable.
Le chariot de nerfs.
L’ogre éthérique.
Le rayon de paille.
Le scorpion-limite et le scorpion complet.
L’esprit des astres mourants.
Les seigneurs du cercle.
La réincarnation d’office.

Sans ces élémentaires notions de base, pas de communication véritable avec les gens de ce pays.

 

Henri Michaux, « Au Pays de la Magie », in Ailleurs, Gallimard, 1986.

entre la pluie

I.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure.
Je suis sortie à la recherche d’un peu d’air frais
mais le dehors était tiède, neutre, amniotique
moi je voulais le froid, l’implacable, le vent qui remet en mouvement les choses dans mon corps et ma tête
démembrer laver à grandes eaux ressouder polir retailler
Je voulais m’enivrer puis le vent n’était pas là
l’hiver n’était plus qu’un murmure au lieu
d’une hache
je suis revenue aussi fixe que j’étais sortie
aussi immobile en-dedans
je voulais cesser de m’enfouir, de me confondre, il fallait que je sorte de moi
je voulais m’arracher à la chaleur
raboter mes os creuser au couteau en mon poitrail chasser
les scories dans l’atmosphère blanche
mais l’hiver n’était plus qu’un murmure et je n’ai pu que revenir
à mon ventre ma poitrine,
à mes collines rauques dépolies persévérantes ;

je cherchais une brisure, une faille où renaître
je suis rentrée avec la sensation de n’être pas plus en vie qu’avant
et je me suis endormie.

Tous ceux qui te connaissent
savent ce que je pleure.
On essore un linge : mon cœur toile rêche soie fine grosse laine
mon cœur empoigné entordu serré d’où coule foule de fourmis blafardes
bestioles tenaces du chagrin.
Tous ceux qui te connaissent savent
ce que je pleure
ô mon semblable
ô mon énigme.

 

 

 

 

II.

Ma chair ma peau se troublent
au souvenir du jour où j’ai compris pour la première fois
ta voix d’écorce tendre gravée
où j’ai surpris ton sourire noyé d’or pur et
ta façon de te mouvoir libre oblique entre les êtres et les choses
toi qui les observes et n’oublies jamais d’être leur égal
sans rien écraser,
sans jamais te soumettre.
je t’ai regardé et j’ai su qu’en toi
homme anguleux homme de guingois et criblé de tristesses
j’ai su que tu portais des lucioles des éboulis des charpentes
des vacillements des solitudes
j’ai vu en ton corps, en chacun de tes gestes, le fleuve,
l’oiseau en vol
et des mois durant tu me les as donnés
avec la même sincérité, le même émerveillement
que ceux qui tailladaient
mon âme entière.

Il faut scruter la pluie pour te voir, amant-tumulte :
tu nais dans les pierres, dans les incertitudes du crépuscule
dans l’heure qui n’est pas
tu te retiens de tout te fais insaisissable
pour mieux laisser leur temps et leur place aux choses
souvent tu disparais aux inattentifs
dans les béances pâles, les trouées
laissées par la pluie

et je connais depuis cet été-là
ta bonté plus finement taillée, plus délicatement offerte qu’un bijou
ta bonté soleil de fin d’après-midi
je connais ta douceur droite, haute et rocheuse
ta façon de te tenir anguleux et secret au fond du jour
de te réfugier sans rien dire en toi-même
en quête des sources, des chênes, des lieux où le sang se tait
ô mon ami évadé, humble ainsi qu’un début d’automne
qui à tes amis proposes : marchons ensemble
avec une simplicité de nuit
je connais maintenant ta liberté que tu habites avec patience et grande force
et je sais que tu reviens d’anciennes traversées
au pays des ombres, qui ont ébloui d’ambre et de cuivre
ton front ;
je connais ton vieux mépris des hommes, c’est-à-dire du meurtre
et ton respect infini de ces mêmes sales hommes
qui cherchent, et se répandent, et demeurent.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure : ton mystère
ton visage doux comme un temps d’herbes folles
tes chemins qui répondent à mes chemins
ton économie de gestes et de paroles
gorgée toujours de foudroiements innommés
du jour où l’on t’a vu, toi
du jour où l’on t’a enfin vu
on ne peut faire autrement que de
te reconnaître,
et de t’aimer, et de te vouloir très près, toujours
lune vive et rassurante. J’accepterai un jour de n’être pas
la seule à t’avoir vécu.

Photo par @sylvaf (Flickr). CC BY-NC-ND 2.0.

Prison poisseuse

Masure affaissée racornie mon cœur criaille au fond des forêts
mon cœur autophage habité de sales poisons, de sales sordides reptiles de douleur
s’agite, se soulève — et les oiseaux s’enfuient
quand je respire je me fracasse
et j’explose j’ai des CROCS QUI MORDENT
ô sangliers échoués
— j’éteins tout — mon cœur ma gorge mes affres mes tendons
cette prison poisseuse où surnagent des vers
Je me souviens, je me souviens de ce jour de novembre
où des chiens ont hurlé, vibrants, galeux, méchants
puants et plus blancs que l’agonie — ramasse ! étale-toi, soumets-toi, hurle !
ne me lâchent plus s’accrochent là, depuis
— je refuse, ne pas m’agenouiller, ne pas renoncer
alors voilà cent années depuis ce jour de
novembre que je suis habitée de portes ouvertes aux quatre vents
que je traîne en moi ce sang nouveau et souillé
que je traîne en moi un cobra qui gémit et se tord et ne sait que tuer pour vivre

et moi tu sais, je ne demande qu’à m’allonger dans la mousse et les herbes
prenez mon bras compagnons, faites une ronde
souhaitez-moi nue et vraie
je ne demande qu’à boire l’hydromel et serrer contre moi les lumières
je ne demande qu’à chanter je veux que ma voix soit ma voix
et se fonde bleutée dans le fracas des brigands des torrents des charriots des marteaux
je veux le vent qui claque en mes poumons et en ma joie
et moi tu sais je veux tuer ce cobra qui veut tuer

 

Blond comme les blés – Louis Aragon

Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond  : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrais l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! Du parfum des gants au cri de la chouette, du battement de cœur de l’assassin à la flamme-fleur des cytises, de la morsure à la chanson, que de blondeurs, que de paupières : blondeur des toits, blondeur des vents, blondeur des tables, ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de Blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade. […] Du blanc au rouge par le jaune, le blond ne livre pas son mystère. Le blond ressemble au balbutiement de la volupté, aux pirateries des lèvres, au frémissement des eaux limpides. Le blond échappe à ce qui définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale de caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. Blonds comme le règne de l’étreinte, les cheveux se dissolvaient donc dans la boutique du passage, et mois je me laissais mourir depuis un quart d’heure environ. Il me semblait que j’aurais pu passer ma vie non loin de cet essaim de guêpes, non loin de ce fleuve de lueurs. Dans ce lieu sous-marin, comment ne pas penser à ces héroïnes de cinéma qui, à la recherche d’une bague perdue, enferment dans un scaphandre toute leur Amérique nacrée ? Cette chevelure déployée avait la pâleur électrique des orages, l’embu d’une respiration sur le métal. Une sorte de bête lasse qui somnole en voiture. On s’étonnait qu’elle ne fit pas plus de bruit que des pieds déchaussés sur le tapis. Qu’y-a-t-il de plus blond que la mousse ? J’ai souvent cru voir du champagne sur le sol des forêts. Et les girolles ! Les oronges ! Les lièvres qui fuient ! Le cerne des ongles ! Le cœur du bois ! La couleur rose ! Le sang des plantes ! Les yeux des biches ! La mémoire : la mémoire est blonde vraiment. A ses confins, là où le souvenir se marie au mensonge, les jolies grappes de clarté !

 

Le paysan de Paris, 1926.

A l’heure du poulpe

Crasseuse forêt, voluptueux décombres : sous le regard du poulpe, les étoiles mugissent et les fourmis se précipitent en foule envahissent la prison

crasseuse forêt, voluptueux
décombres,
ils n’en
finissent
pas,
ILS N’EN FINISSENT PAS ils sont gris comme une carrière ambitieuse, ils ne sont jamais obliques, et gris et infinis comme une sous-préfecture, et là s’en vont les fourmis. Ma douleur est la tienne, et je te veux, je te veux, je te veux. Mon ventre cherche la musique de l’incertitude, mais mon cœur ne veut que toi. La mer s’est changée en vin, elle recrache mille tentacules, elle n’en finit pas de crever, et l’horizon coule à cheval sur le corps nu de ma maison, qui, orageuse, se mutile d’escalators et de dentelles. Un hall de gare, l’existence morne des travailleurs. Quelque chose m’échappe de cette toile de fer lointaine, courageuse et vorace, à la limite de l’ouverture et de la nudité. A part ça, tout est normal. Je hurle et je veux sortir. Le monde est clos. Depuis cinq mois mon visage n’a pas connu le vent.

Effacement

Le vent est si froid que je pourrais l’arracher
de mon visage, et le prendre, là, dans mes mains. Est-ce toi qui dors contre la montagne…
Est-ce toi contre la glace bruissante, seule au-dessus du néant, suspendue entre la roche et la mort…

Est-ce toi, le corps sourd, engoncée transformée en pesante arachnide, harcelée par la seule pensée de la prochaine seconde, muscles tendus, un être agile et lourd, caillasse parmi la caillasse, avec au-dedans de toi le souffle, le cœur lent ?

Rien ne tressaille que la neige sous le vent. La glace prend corps, enserre peu à peu la paroi dans la nuit, je suis ici vivante
dans ce pays de roches et d’étoiles, contre la montagne indifférente,
je ferme les yeux, je ne dors pas, je ne dors pas.

Et sous mes os silencieux, au profond de mes viscères, naissent des voix chuintantes et grises,
celles des hommes avant moi, venus un jour sur cette terre lacérée.
Me voici assaillie de souvenirs que je n’ai pas vécus, mêlés à ceux des mains de ma mère.
Ils rôdent, ils m’étranglent. Nées du premier âge de la terre, les voix
reviennent de chaque gouffre, dès que la nuit se cristallise autour du monde, de partout oui,
tournoient dans ce noir calcifié, mugissent et feulent et se coulent dans la ténèbre.

En haut la cohue splendide des étoiles ; je suis mêlée
au monde, dans un inextricable
amas de chair, de lumière et de glace, et sinon ça

le vide.
Sinon ça, le silence tellement fixe et vaste
qu’on l’entend à des lieues dans mes côtes. Le silence posé sur la terre
comme un métal. Même le vent terrible, fracassé de paroi en paroi : avatar du silence.
Sinon ça le noir crevassé, la pierre qui m’engloutit, là, tout autour de moi qu’elle est. La solitude dans ce creux où je fais halte, suspendue, la solitude des morts. C’est mon effacement, et c’est ma seule certitude : je vis, rougeoyante.

Je me lèverai demain
au premier soleil, peuplée de litanies violentes.
Je redescendrai avant le sommet.
Je ne suis pas faible.
Je ne suis habitée ni par l’achèvement, ni par la victoire, ni par les empires. D’autres viennent ici pour conquérir le vide, pour aller jusqu’à ce qu’il n’y ait plus où aller, pour aller jusqu’à la fin de la terre. Mais moi, si près du ciel, je suis venue chercher une nouvelle nuit où me fondre : une nuit où le jour est déjà la nuit, une nuit qui ne grouille pas, une nuit sans insectes, sans pourriture, une nuit jamais paisible déchirée par le vent et par les spectres, une nuit dure, oui.

Je la nomme en mes boyaux.

La nuit crisse sous la glace, et la glace si brillante et bleue contient déjà en elle-même la nuit.

C’est la montagne que je veux

dormir contre son flanc infécond, la laisser me vomir, hurler autour de moi. Longer la crête, dessous, me faire abrupte et invisible. Et tenir, et regimber, et me lover, ne jamais fuir,
absorbée par la montagne et par mes propres membres et par les voix des dieux
et par mon propre cœur.
Je suis masse énorme de chair ; je suis infime et translucide ; je suis nerfs cerveau mains tendons tout ça entassé comprimé en une pelote de peau juste ça, je ne parle pas — mais toujours là quelque part perdue dans les mugissements. Est-ce toujours
mon langage ? Est-ce toujours ma trace ?

Elle n’attaque pas, la montagne. C’est moi qui ai choisi de m’offrir à son âpreté, à son vertige, à sa lumière douloureuse, à l’assourdissement de sa multitude. C’est moi qui viens là m’abriter et mourir et vivre en moi-même. À elle je ne me mesure pas. Je ne veux pas être un aigle : je veux être un homme là seulement bien vivante, seule chaleur au bout du compte. Ici mon corps n’existe que par sa vie en-dedans, palpiter lentement contre la mort.

Au fond de moi mouvantes, les lueurs —

Ô dieux de ma chair,

spectres de mon crâne,
silence

silence de mes os

je veux les mains de l’amant

Quand on est une femme, il suffit de peu pour être exilée du désir pour les autres femmes — le désir actif, masculin, jeté comme un filet ou une ancre —, c’est-à-dire même si on sait qu’on l’a en soi, ce désir, même si on caresse une femme la nuit, même si on sait que des centaines d’autres femmes caressent et prennent et veulent d’autres femmes, on sait que socialement il appartient aux hommes encore, on sait que le vrai regard reconnu comme désirant appartient à celui-qui-pénètre, tu vois ? Parce que les femmes n’attendent pas le tien, ne veulent pas du tien, parce que ce sont les hommes qui bandent, fantasment, prennent, et peuvent formuler ce désir, et peuvent, leur adolescence durant, le former, le connaître, l’exprimer, le vivre sans avoir peur. Quand on est une femme il suffit de peu pour être exilée du geste créateur, il suffit de peu pour être exilée du sang, du mouvement qui plonge et fouille et découvre. Il suffit de peu pour être exilée de soi. Parfois j’en veux mourir. Parfois cette nuit-là de moi-même est trop profonde. Parfois être une femme me recrache trop loin de moi-même. La seule solution pour en sortir est de n’être plus une femme.

 

 

longue aux cheveux noirs, dormante dans mes bras la tourbe et le bras de mer
noyée noyée fugitive je te saisis je te mords tu deviens
mer montante de douleur et d’extase
longue sylphide aux yeux peuplés de métaux tremblants
je ne veux pas te faire peur
je veux ton ivresse — tu tressailles
tu inondes mes mains de tes cheveux
oh cérémonies
oh rites des arbres gelés, leurs racines plongées jusqu’aux Enfers jusqu’aux langages premiers
jusqu’aux palpitations des morts
je veux seulement entrer moi aussi
des ongles je creuse jusqu’au bout de ton souffle
ne chercher la douceur que dans tes écorchures tes yeux tes écarts — je ne veux pas être aimée
je veux t’aimer cinq fois
cinq fois cette nuit
pour enfouir en toi mes crevailles, les chardons de mon ancien sommeil
je veux te couronner de fatigue
je veux te gorger jusqu’aux dents de perles
je demande tes cuisses et ta bouche
vois comme en moi le sang coule vulgaire et noble et solennel
je veux répandre sur tes seins mon ombre grande
et ma douceur de marbre et ma sueur et mon parfum d’humus
je veux être étrangère
je veux t’aimer cinq fois cette nuit comme un homme qui ne fait que passer,
sûr de la trace qu’il laisse dans la terre
je veux n’être jamais endormie
je veux les glyphes de ta peau
je veux ne pas être reconnue
à tes yeux je ne m’ancrerai pas : je veux seulement les sentir rôder
faire tout le tour de ma poitrine
je serai partie à l’aube
mais dans le temps qui nous reste, ô mon caprice
je veux ouvrir en toi des rues larges, des voûtes bâties de forêts
recueillir en mes griffes le parler secret de tes seins
ne chercher la douceur que dans les failles que j’arbore
et dans celles que j’ouvre à ton flanc
— va plus loin en moi, errante fracassée
fille de la mer et de l’herbe, fille proférante de chants obscurs
confie-moi tes douleurs
jusqu’à ce que ma voix, et mes mains, et mes nerfs
deviennent des sources
les sources d’un torrent surpris en pleine naissance
eau miroitante victorieuse — vois comme en toi je me fraye

enfin
enfin je suis maîtresse de mon désir,
enfin je suis REINE DE MON ERRANCE

je veux ouvrir et crever les choses
ouvrir et posséder
prendre contre ma peau rassurante les femmes qui se dressent nues
vouées aux marécages de la nuit
je ne veux d’autre pardon que le mien
je veux ne plus circonscrire
je veux trancher enfouir au bord du chaos quelque chose de ma folie
je hurle en moi-même très loin
un monde brillant d’empreintes de semences infertiles
je hurle en moi-même très loin