ce que font peut-être mes amies seules le soir

je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château arpenté par le vent sans doute
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore

façons de la pluie

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

la pluie me rappelle mon squelette, la pluie appelle la mort
la pluie est un oiseau froid, un écho du sang qui se vide
la pluie abrite l’irrémédiable et totale : absence
la pluie est pâle
la pluie pourrit les charniers
la pluie parle de larmes

elle ravive les couleurs des herbes
je sens le champ, le crépuscule devenir beaux et cachés
dans son scintillement et sa transparence la pluie
révèle l’origine des choses, elle
montre ce qui importe, la pluie évide le monde
de ses artifices

la pluie fait grincer mes os
la pluie amène la boue, les tombeaux
la pluie amène la pourriture, les miasmes
la maladie, les vers, la pluie entame,
la pluie ronge les falaises et les gonds
la pluie noie et sépare : regarde ce chien
si seul et dépecé dans la rue

je me sens
purifiée de mon corps même,
je suis lavée de mes douleurs, de ma médiocrité
je ne suis plus qu’une forme, une chair, une apparition
je ne suis plus qu’une âme détrempée
je peux m’éloigner, me reposer de ce qui existe
je suis légère et je respire
le monde respire
mes cheveux disparaissent
mes yeux disparaissent
mon lit dérive et je me fonds dans le mutisme de ma chambre
je relâche mes doigts
les mots n’existent plus, la pluie s’écoule jusqu’à la mer où tout disparaît où tout s’apaise

la pluie pousse au repli, à la demeure
seringue des heures
crinière de l’ennui
la pluie déplie à l’infini les regrets
la pluie parle de larmes, mais elle fuit les regards
elle n’affronte aucune
accusation
la pluie se targue de neutralité, la pluie s’arroge un droit de déni
la pluie me heurte,

la pluie
son indifférence ancienne
donnent des coquelicots très rouges sur le ciel gris
la pluie donne des courges, du riz, des nuages
la pluie rend la terre meuble, odorante
éteint les incendies,
l’eau de la pluie allège le soir d’été
la pluie fait un bruit d’esprits qui chuchotent
porte des messages de douleur et de bonté
je dors au long de la pluie, pour me fondre
dans une verroterie d’eaux crachantes

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne