Effacement

Le vent est si froid que je pourrais l’arracher
de mon visage, et le prendre, là, dans mes mains. Est-ce toi qui dors contre la montagne…
Est-ce toi contre la glace bruissante, seule au-dessus du néant, suspendue entre la roche et la mort…

Est-ce toi, le corps sourd, engoncée transformée en pesante arachnide, harcelée par la seule pensée de la prochaine seconde, muscles tendus, un être agile et lourd, caillasse parmi la caillasse, avec au-dedans de toi le souffle, le cœur lent ?

Rien ne tressaille que la neige sous le vent. La glace prend corps, enserre peu à peu la paroi dans la nuit, je suis ici vivante
dans ce pays de roches et d’étoiles, contre la montagne indifférente,
je ferme les yeux, je ne dors pas, je ne dors pas.

Et sous mes os silencieux, au profond de mes viscères, naissent des voix chuintantes et grises,
celles des hommes avant moi, venus un jour sur cette terre lacérée.
Me voici assaillie de souvenirs que je n’ai pas vécus, mêlés à ceux des mains de ma mère.
Ils rôdent, ils m’étranglent. Nées du premier âge de la terre, les voix
reviennent de chaque gouffre, dès que la nuit se cristallise autour du monde, de partout oui,
tournoient dans ce noir calcifié, mugissent et feulent et se coulent dans la ténèbre.

En haut la cohue splendide des étoiles ; je suis mêlée
au monde, dans un inextricable
amas de chair, de lumière et de glace, et sinon ça

le vide.
Sinon ça, le silence tellement fixe et vaste
qu’on l’entend à des lieues dans mes côtes. Le silence posé sur la terre
comme un métal. Même le vent terrible, fracassé de paroi en paroi : avatar du silence.
Sinon ça le noir crevassé, la pierre qui m’engloutit, là, tout autour de moi qu’elle est. La solitude dans ce creux où je fais halte, suspendue, la solitude des morts. C’est mon effacement, et c’est ma seule certitude : je vis, rougeoyante.

Je me lèverai demain
au premier soleil, peuplée de litanies violentes.
Je redescendrai avant le sommet.
Je ne suis pas faible.
Je ne suis habitée ni par l’achèvement, ni par la victoire, ni par les empires. D’autres viennent ici pour conquérir le vide, pour aller jusqu’à ce qu’il n’y ait plus où aller, pour aller jusqu’à la fin de la terre. Mais moi, si près du ciel, je suis venue chercher une nouvelle nuit où me fondre : une nuit où le jour est déjà la nuit, une nuit qui ne grouille pas, une nuit sans insectes, sans pourriture, une nuit jamais paisible déchirée par le vent et par les spectres, une nuit dure, oui.

Je la nomme en mes boyaux.

La nuit crisse sous la glace, et la glace si brillante et bleue contient déjà en elle-même la nuit.

C’est la montagne que je veux

dormir contre son flanc infécond, la laisser me vomir, hurler autour de moi. Longer la crête, dessous, me faire abrupte et invisible. Et tenir, et regimber, et me lover, ne jamais fuir,
absorbée par la montagne et par mes propres membres et par les voix des dieux
et par mon propre cœur.
Je suis masse énorme de chair ; je suis infime et translucide ; je suis nerfs cerveau mains tendons tout ça entassé comprimé en une pelote de peau juste ça, je ne parle pas — mais toujours là quelque part perdue dans les mugissements. Est-ce toujours
mon langage ? Est-ce toujours ma trace ?

Elle n’attaque pas, la montagne. C’est moi qui ai choisi de m’offrir à son âpreté, à son vertige, à sa lumière douloureuse, à l’assourdissement de sa multitude. C’est moi qui viens là m’abriter et mourir et vivre en moi-même. À elle je ne me mesure pas. Je ne veux pas être un aigle : je veux être un homme là seulement bien vivante, seule chaleur au bout du compte. Ici mon corps n’existe que par sa vie en-dedans, palpiter lentement contre la mort.

Au fond de moi mouvantes, les lueurs —

Ô dieux de ma chair,

spectres de mon crâne,
silence

silence de mes os