entre la pluie

I.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure.
Je suis sortie à la recherche d’un peu d’air frais
mais le dehors était tiède, neutre, amniotique
moi je voulais le froid, l’implacable, le vent qui remet en mouvement les choses dans mon corps et ma tête
démembrer laver à grandes eaux ressouder polir retailler
Je voulais m’enivrer puis le vent n’était pas là
l’hiver n’était plus qu’un murmure au lieu
d’une hache
je suis revenue aussi fixe que j’étais sortie
aussi immobile en-dedans
je voulais cesser de m’enfouir, de me confondre, il fallait que je sorte de moi
je voulais m’arracher à la chaleur
raboter mes os creuser au couteau en mon poitrail chasser
les scories dans l’atmosphère blanche
mais l’hiver n’était plus qu’un murmure et je n’ai pu que revenir
à mon ventre ma poitrine,
à mes collines rauques dépolies persévérantes ;

je cherchais une brisure, une faille où renaître
je suis rentrée avec la sensation de n’être pas plus en vie qu’avant
et je me suis endormie.

Tous ceux qui te connaissent
savent ce que je pleure.
On essore un linge : mon cœur toile rêche soie fine grosse laine
mon cœur empoigné entordu serré d’où coule foule de fourmis blafardes
bestioles tenaces du chagrin.
Tous ceux qui te connaissent savent
ce que je pleure
ô mon semblable
ô mon énigme.

 

 

 

 

II.

Ma chair ma peau se troublent
au souvenir du jour où j’ai compris pour la première fois
ta voix d’écorce tendre gravée
où j’ai surpris ton sourire noyé d’or pur et
ta façon de te mouvoir libre oblique entre les êtres et les choses
toi qui les observes et n’oublies jamais d’être leur égal
sans rien écraser,
sans jamais te soumettre.
je t’ai regardé et j’ai su qu’en toi
homme anguleux homme de guingois et criblé de tristesses
j’ai su que tu portais des lucioles des éboulis des charpentes
des vacillements des solitudes
j’ai vu en ton corps, en chacun de tes gestes, le fleuve,
l’oiseau en vol
et des mois durant tu me les as donnés
avec la même sincérité, le même émerveillement
que ceux qui tailladaient
mon âme entière.

Il faut scruter la pluie pour te voir, amant-tumulte :
tu nais dans les pierres, dans les incertitudes du crépuscule
dans l’heure qui n’est pas
tu te retiens de tout te fais insaisissable
pour mieux laisser leur temps et leur place aux choses
souvent tu disparais aux inattentifs
dans les béances pâles, les trouées
laissées par la pluie

et je connais depuis cet été-là
ta bonté plus finement taillée, plus délicatement offerte qu’un bijou
ta bonté soleil de fin d’après-midi
je connais ta douceur droite, haute et rocheuse
ta façon de te tenir anguleux et secret au fond du jour
de te réfugier sans rien dire en toi-même
en quête des sources, des chênes, des lieux où le sang se tait
ô mon ami évadé, humble ainsi qu’un début d’automne
qui à tes amis proposes : marchons ensemble
avec une simplicité de nuit
je connais maintenant ta liberté que tu habites avec patience et grande force
et je sais que tu reviens d’anciennes traversées
au pays des ombres, qui ont ébloui d’ambre et de cuivre
ton front ;
je connais ton vieux mépris des hommes, c’est-à-dire du meurtre
et ton respect infini de ces mêmes sales hommes
qui cherchent, et se répandent, et demeurent.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure : ton mystère
ton visage doux comme un temps d’herbes folles
tes chemins qui répondent à mes chemins
ton économie de gestes et de paroles
gorgée toujours de foudroiements innommés
du jour où l’on t’a vu, toi
du jour où l’on t’a enfin vu
on ne peut faire autrement que de
te reconnaître,
et de t’aimer, et de te vouloir très près, toujours
lune vive et rassurante. J’accepterai un jour de n’être pas
la seule à t’avoir vécu.

Photo par @sylvaf (Flickr). CC BY-NC-ND 2.0.