oh absences de la nuit

oh absences de la nuit, à l’heure où ta voix s’allume…
oh saisissement des visages,
féroce et féline pureté : ton sourire aigu et chaud, un diamant à ton front, une longue ruine…

Caresse-moi. Caresse-moi de ton sexe
caresse-moi de tes ailes bruissantes
exige-moi, demande-moi qui je suis
caresse-moi de ta langue, sens mes yeux se fermer
et mes muscles frémir jusqu’à
s’électriser, et fondre et s’écouler de moi
— avec toi je prie,
oiseau de l’ombre, scintillant dans mes bras
avec toi je prie, je te salue par mes lèvres par mes crocs par mes nerfs
vois comme ma poitrine se macule d’ivoire dur et céleste
vois comme mes cuisses se drapent de brouillard et de rameaux
je te savoure, et le plaisir que tu m’infliges me place
au centre de nous deux
je ne suis qu’un autre animal
et ma bouche contient toutes les paroles du monde
je veux de toi le moindre frôlement
ma peau est un vaisseau en liesse
une nef des fous
et de moi je te donne les herbes, les révoltes, les soupirs, les impuretés
tout ce qui respire l’orgasme
je te le donne
je me soumets tant je te désire
cueille-moi contre tes ailes
et recrache-moi quelque part
au fond de ta souveraine étreinte

Deux poèmes en prose — Charles Baudelaire

Poèmes nocturnes • Symptômes de ruine

 

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir.
J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. —
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.

 

 

Petits poèmes en prose • XXXIII • Enivrez-vous

 

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 

 

Petits poëmes en prose, édition critique par Robert Kopp, éd. José Corti, 1969.

façons de la pluie

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

la pluie me rappelle mon squelette, la pluie appelle la mort
la pluie est un oiseau froid, un écho du sang qui se vide
la pluie abrite l’irrémédiable et totale : absence
la pluie est pâle
la pluie pourrit les charniers
la pluie parle de larmes

elle ravive les couleurs des herbes
je sens le champ, le crépuscule devenir beaux et cachés
dans son scintillement et sa transparence la pluie
révèle l’origine des choses, elle
montre ce qui importe, la pluie évide le monde
de ses artifices

la pluie fait grincer mes os
la pluie amène la boue, les tombeaux
la pluie amène la pourriture, les miasmes
la maladie, les vers, la pluie entame,
la pluie ronge les falaises et les gonds
la pluie noie et sépare : regarde ce chien
si seul et dépecé dans la rue

je me sens
purifiée de mon corps même,
je suis lavée de mes douleurs, de ma médiocrité
je ne suis plus qu’une forme, une chair, une apparition
je ne suis plus qu’une âme détrempée
je peux m’éloigner, me reposer de ce qui existe
je suis légère et je respire
le monde respire
mes cheveux disparaissent
mes yeux disparaissent
mon lit dérive et je me fonds dans le mutisme de ma chambre
je relâche mes doigts
les mots n’existent plus, la pluie s’écoule jusqu’à la mer où tout disparaît où tout s’apaise

la pluie pousse au repli, à la demeure
seringue des heures
crinière de l’ennui
la pluie déplie à l’infini les regrets
la pluie parle de larmes, mais elle fuit les regards
elle n’affronte aucune
accusation
la pluie se targue de neutralité, la pluie s’arroge un droit de déni
la pluie me heurte,

la pluie
son indifférence ancienne
donnent des coquelicots très rouges sur le ciel gris
la pluie donne des courges, du riz, des nuages
la pluie rend la terre meuble, odorante
éteint les incendies,
l’eau de la pluie allège le soir d’été
la pluie fait un bruit d’esprits qui chuchotent
porte des messages de douleur et de bonté
je dors au long de la pluie, pour me fondre
dans une verroterie d’eaux crachantes

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement

j’étudie

je fais l’effort de la nuit
j’extirpe de moi l’effort de la nuit
je veux tout étudier
tout relire de la nuit
je veux connaître l’ensemble des choses ultimes

de part et d’autre de ma bouche
cinq dents en or
qui mastiquent l’air noir
j’arrache des lambeaux, j’arrache
des moisissures
voilà :
les dents d’or
les dents d’os
un mélange de tout ça
la mâchoire craque claque palpite ftak sak mak dak plak
l’air est noir et l’air est gluant
la mâchoire fait le bruit des choses gluantes
que l’on décolle
je suis pleine de voix sourdes blanches — ma tête tranche
la nuit
et la nuit découpée s’effondre à mes pieds
chez-moi est une muraille
chez moi je suis enclose
ma main bouge
cette odeur d’encens c’est la mort
longue vertèbre
l’odeur de l’encens emplit ma bouche
ma bouche est noire osseuse scintillante
elle scintille
je vois bien ce qui m’attend
et, pour tout vous dire,
je m’impatiente.

Prière – Antonin Artaud

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

 

in « Le Pèse-Nerfs », Gallimard, 1968.

Des formes de repos : II

un grand et bon repos qui m’emplirait
ce serait
un matin : regarder dans le miroir
et sentir que je ne veux plus m’enfuir de mon corps
ce serait
marcher seule à travers des champs d’herbes hautes
au milieu du jour et de l’été
et m’asseoir un moment
la masse des montagnes me contiendrait toute entière
aux côtés de mille autres insectes
ce serait
enfouie quelque part dans Galway
dans un pub étroit et feutré
jouer avec d’autres des airs doux et joyeux et obscurs
et passer la nuit comme ça
en buvant du thé et du whisky
avec nos violons nos mélodies
avec des voix que je ne connais pas encore
revenir en Irlande comme à la maison.

ce serait
quand le soir tombe
le souffle perpétuel
contenu dans un corps transparent
à la dérive sur la mer.

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne