Exercice de style (mais pas seulement) : mettre en poème un cours d’histoire médiévale. Bande son : la cornemuse suédoise de Per Gudmundson.
au douzième siècle dans l’ouest, l’idéal pour seigneurs et bourgeois
est de pouvoir nourrir seul ses rêves et sa panse
posséder la terre c’est fonder sa richesse
et sa domination
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
le douzième siècle est époque d’accroissement des choses
pour faire fructifier on étend on intensifie
milliers d’arbres abattus deviendront feux, enclos, charpentes
défrichements polders essartage
grignotement incessant
confondre sueur et grains
hache et tempête
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
hivers comme étés sont plus cléments, le blé grandit
les bœufs étirent les sillons jusqu’au soir
en même temps que le travail, honte ancienne,
devient moyen de s’approcher du ciel
dans les régions à sol gras passe la charrue
le soc et sa litanie au profond des choses
elle enfouit l’herbe sous la terre, renouvelant la glèbe par pourriture
dans les terres sèches l’irrigation est empruntée à ceux, au sud,
qui donnent à dieu un autre nom
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes,
là où friche rencontre forêt
leurs corps mieux nourris mieux vivants
les hommes naissent et se serrent
se groupent en cités autour des églises abbayes châteaux
qui sont violences
et protections contre ces mêmes violences
entre seigneurs et chevaliers se répand le système des serments
châtellenies, délégations de droits alliances militaires, liens personnels hommages
tout territoire devient celui des adoubements et des emprises
obligeant les paysans pour payer les taxes
à répéter plus loin leurs gestes
à tailler à même la toile des crépuscules
à travailler plus dur et mourir puisqu’il le faut
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
selon un calendrier agricole entre neige et clochers
chacun cultive le nécessaire à sa survie, c’est-à-dire du blé
près des villes on trouve vigne lin mauve chanvre, vendus aux citadins
quelques moutons et bœufs
et puis on glane
les plus pauvres regardent en coin l’incessant défrichement
qui les prive de ce que donne librement la forêt
champignons baies gibier braconné
refuge abri solitude maraudée
la morte-saison, celle de l’attente
forge la faim
les transis et les chansons
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
II.
nous sommes ceux qui labourent mille et mille fois la même aurore
nous avons construit tant de donjons et de ponts
et pourtant toujours nous sommes redevables
de ce qu’on veut bien nous offrir
dans les hameaux on produit hommes et femmes,
pain, prières et larmes
tout cela revient au seigneur
qui ainsi maintient son rang
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
alors
les paysans emplissent le lavoir la taverne
de leurs mains et de leurs paroles
regroupés de gré ou de force ils prennent connaissance de leur pouvoir
et ne mangent pas seulement le pain que le château broie et recrache
ils disent ensemble les rituels
ils fixent les temps de l’assolement
parfois possèdent ensemble les moulins
une solidarité progressive et complexe
lacérée pourtant
entre riches laboureurs et manouvriers
ceux à qui la fuite
n’a laissé que terres pauvres et pain noir
(pendant ce temps ceux qui écrivent
laissent penser que tous ne vivaient
que par la volonté de dieu)
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt
alors qu’il existe sur ces terres une acceptation étrange de son titre
alors que nous naissons mangés de cette légitimation de la servitude
qui pense une terre en trois humanités
du geste on passe peu à peu à l’inscription des droits
et nous faisons commune
reconnus
contrôlés aussi
peut-être sommes nous en train de négocier
le poids de nos chaînes
mais nous créons des interstices
au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt