Glasgow

artères brunes et rouges — noir et or
la pluie sur Glasgow vient de grands trous dans l’univers
et cette ville
est comme un vieux phare
percé de cornemuse et de vent
(y cheminent des amis ou
des amateurs d’étoiles)

c’est toujours octobre à Glasgow
Glasgow route des fantômes
magma de rails, de mémoire et de suie, construction pétrissable malléable arpentée
dans cette ville nous sommes tous des passagers
dans cette ville nous sommes tous des passagers

chaque homme qui passe dans Glasgow est un oiseau noir
là le monde prend feu et lieu dans les langues
c’est un anglais de volcans et un anglais de camarades anciens
et lorsque se saluent les femmes alors le fleuve écoute
pour le voir il faut descendre dans les rues basses et mornes

Glasgow montagne lente
Glasgow ville de nuit et d’attente magnifique
lanternes

Déclin – Georg Trakl

à Karl Borromaeus Heinrich

Au-dessus de l’étang blanc
Les oiseaux sauvages ont émigré.
Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial.

Au-dessus de nos tombes
Se courbe le front brisé de la nuit.
Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

Toujours sonnent les murs blancs de la ville.
Sous des voûtes de ronces
Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

in Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972

errants et bêtes

Exercice de style (mais pas seulement) : mettre en poème un cours d’histoire médiévale. Bande son : la cornemuse suédoise de Per Gudmundson.


au douzième siècle dans l’ouest, l’idéal pour seigneurs et bourgeois
est de pouvoir nourrir seul ses rêves et sa panse
posséder la terre c’est fonder sa richesse
et sa domination

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

le douzième siècle est époque d’accroissement des choses
pour faire fructifier on étend on intensifie
milliers d’arbres abattus deviendront feux, enclos, charpentes
défrichements polders essartage
grignotement incessant

confondre sueur et grains
hache et tempête

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

hivers comme étés sont plus cléments, le blé grandit
les bœufs étirent les sillons jusqu’au soir
en même temps que le travail, honte ancienne,
devient moyen de s’approcher du ciel

dans les régions à sol gras passe la charrue
le soc et sa litanie au profond des choses
elle enfouit l’herbe sous la terre, renouvelant la glèbe par pourriture
dans les terres sèches l’irrigation est empruntée à ceux, au sud,
qui donnent à dieu un autre nom

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes,
là où friche rencontre forêt

leurs corps mieux nourris mieux vivants
les hommes naissent et se serrent
se groupent en cités autour des églises abbayes châteaux
qui sont violences
et protections contre ces mêmes violences

entre seigneurs et chevaliers se répand le système des serments
châtellenies, délégations de droits alliances militaires, liens personnels hommages
tout territoire devient celui des adoubements et des emprises
obligeant les paysans pour payer les taxes
à répéter plus loin leurs gestes
à tailler à même la toile des crépuscules
à travailler plus dur et mourir puisqu’il le faut

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

selon un calendrier agricole entre neige et clochers
chacun cultive le nécessaire à sa survie, c’est-à-dire du blé
près des villes on trouve vigne lin mauve chanvre, vendus aux citadins
quelques moutons et bœufs
et puis on glane
les plus pauvres regardent en coin l’incessant défrichement
qui les prive de ce que donne librement la forêt
champignons baies gibier braconné
refuge abri solitude maraudée

la morte-saison, celle de l’attente
forge la faim
les transis et les chansons

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt



II.

nous sommes ceux qui labourent mille et mille fois la même aurore
nous avons construit tant de donjons et de ponts
et pourtant toujours nous sommes redevables
de ce qu’on veut bien nous offrir

dans les hameaux on produit hommes et femmes,
pain, prières et larmes
tout cela revient au seigneur
qui ainsi maintient son rang

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors
les paysans emplissent le lavoir la taverne
de leurs mains et de leurs paroles
regroupés de gré ou de force ils prennent connaissance de leur pouvoir
et ne mangent pas seulement le pain que le château broie et recrache
ils disent ensemble les rituels
ils fixent les temps de l’assolement
parfois possèdent ensemble les moulins
une solidarité progressive et complexe
lacérée pourtant
entre riches laboureurs et manouvriers
ceux à qui la fuite
n’a laissé que terres pauvres et pain noir

(pendant ce temps ceux qui écrivent
laissent penser que tous ne vivaient
que par la volonté de dieu)

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

alors qu’il existe sur ces terres une acceptation étrange de son titre
alors que nous naissons mangés de cette légitimation de la servitude
qui pense une terre en trois humanités
du geste on passe peu à peu à l’inscription des droits
et nous faisons commune
reconnus
contrôlés aussi
peut-être sommes nous en train de négocier
le poids de nos chaînes
mais nous créons des interstices

au-delà c’est le saltus
là où vont errants et bêtes
là où friche rencontre forêt

Grand’voiles

J’ai froid mon amour j’ai si froid on est
en septembre
et on se caille les mains gelées dans les poches à la lisière de la ville
ma nuque est une longue
gerçure
toutes mes angoisses sont édentées à force d’être là, je parcours avec toi la répétition des rues fatiguées
réverbères impartiaux dispersés en lueurs glaciales ou attentives
dans
mes mains
ma poitrine

je cherche un pays à quelques heures d’ici par la mer
où nous pourrions reprendre le soleil
et l’amarrer à nos cris
pour atteindre le phare il faut marcher longtemps dans le cimetière
des baleines
long château de carcasses
dans cette quiétude algueuse elles font bruisser le désert de leurs os
il y a au-dessus de leurs masses tranquilles des
grand’ voiles emmêlées

et
leurs
claquements définitifs
nous poursuivent

nous marchons sans jamais atteindre le port

16 heures, l’Étoile… – E. E. Cummings

16 heures
l’Étoile

the communists have fine Eyes

some are young some old none
look alike the flocs rush
batter the crowd sprawls collapses
singing knocked down trampled the kicked by
flics rush(the

flics,tidiyum,are
very tidiyum reassuringly similar,
they all have very tidiyum
mustaches,and very
tidiyum chins,and just above
their very tidiyum ears their
very tidiyum necks begin)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| let us add

that there are 50(fifty)flics for every
one(I) communist and all the flics are very organically
arranged
and their nucleus(composed
of captains in freshly-creased
-uniforms with only-justshined
buttons
tidiyum
before and behind)has a nucleolus :
the Prefect of Police

(a dapper derbied
creature,swaggers daintily
twiddling
his tiny cane
and,mazurkas abut tweaking
his wing collar pecking at his im

-peccable cravat directing being
shooting his cuffs
saluted everywhere saluting
reviewing processions of minions
tappingpeopleontheback

« allezcirculez »

—my |||||| he’s brave…
the
communists pick
up themselves friends
& their hats legs &

arms brush dirt coats
smile looking at hands
spit blood teeth

the Communists have(very)fine eyes
(which stroll hither and thither through the
evening in bruised narrow questioning faces)

_________

16 heures
l’Étoile

les communistes ont de beaux Yeux
quelques-uns sont jeunes d’autres vieux tous
différents les flics se ruent et
cognent la foule s’étale s’effondre
chantant renversée piétinée bottée par
les flics se ruent(les

flics,rantanplan,sont
très rantanplan rassurément pareils,
tous avec de très rantanplan
moustaches,et de très
rantanplan mentons,et juste au-dessous
de leur très rantanplan oreilles
commencent leurs très rantanplan cous)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ajoutons

qu’il y a 50(fifty)flics pour
one(I) communiste et
tous les flics sont très organiquement
disposés
et leur noyau(constitué
de capitaines en uniformes-repassés
-de-frais avec des boutons tout-
juste-astiqués
rantanplan
par-devant et par-derrière pour nucléole :
le Préfet de Police

(une pimpante créature
en chapeau melon,se pavane tout coquet
faisant des moulinets avec
sa fine canne
et,mazurque à droite à gauche pinç-
otant son col cassé pinçotant son im

-peccable cravate il chef-d’orchestre
fait jaillir ses manchettes
salué partout saluant
passe en revue des cortèges de sous-fifres
tapantlesgenssurl’épaule

« allezcirculez »)

—dieu ||||||qu’il est courageux…
les
communistes se ramassent
eux leurs amis
& leurs chapeaux jambes &

bras brossent poussières habits
sourient regardant mains
crachent sang et dents

les Communistes ont de(très)beaux yeux
(qui flânent ça et là dans le
soir le visage meurtri contracté perplexe)

in Paris, Seghers, 2014, trad. Jacques Demarcq

déborder

couru ensemble on était plein dans la nuit dévalant des escaliers la multitude de ruelles illuminant les murs de rouge et de noir fracas d’étincelles et de souffles on a couru
et on a pris les ponts
une horde de louves et d’anges crasseux avec le sang monté aux joues avec les mains agrippées aux réverbères et les flics derrière nous
nos corps étaient partout la nuit était partout dans nos bouches et nos yeux et on a pris les ponts
un feu prit soudain quelque part
tes cheveux se couvrirent de roses
et les flics derrière nous
éclats de verre, un total abandon, un embrasement
nous nous tenons par la main envahissons l’aube dans cette ville grande vieille grise grelottante solaire et sordide
s’échapper
nous n’irons pas travailler demain

accueil et surveillance

Tôt le matin on vient en grand silence
admirer des objets morts et dorés
et ce musée d’histoires anecdotiques est comme un hôpital
avec une odeur vieille de poussière et de bois
une vieille France rachitique entre y admirer des portraits de Louis XVI
tous quasi identiques
et des tableaux de batailles rangées des uniformes napoléoniens un berceau impérial des médailles de guerre la chaussette de Voltaire le pot de chambre de Proust des dés à coudre
horloges éreintées au son famélique et cassant
des automates du dix-septième
très entretenus
soigneusement abandonnés au soleil sale de novembre
nous silhouettes noires veillons sur ces cadavres
attentives à chaque craquement, chaque fantôme
gardiennes inregardées
précaires depuis peu ou
tranquillement rendues folles par des
années à répéter cet ennui

personne ne dort plus jamais

Cadastre

avez-vous compté toutes les routes
de ce grand trou de misère qui est comme un pays
en avez-vous nommé les forteresses
avez-vous calculé combien d’arpents de roses couvrent son sol noir
avez-vous mesuré la hauteur des vagues à sa dernière falaise
répertorié ses vents
listé ses phares et ses cimetières
recensé ses bibliothèques
ses prisons
savez-vous quelle est la topographie de la misère
où consulter le registre des corps abattus engourdis

je ne veux pas de votre nuit crie-t-elle
ni de votre rivage ni de votre mansuétude
si je vous prend la main c’est pour la mordre et la donner aux chiens qui dorment là-bas dans cette grange
ah faiseurs de mort et comptables des vivants

dans mon ventre des entrailles remplies de griffes et de crocs
dans mon ventre une ville éclatée des morceaux de verre des diamants éparpillés

avez-vous calculé combien d’arpents de ciel les femmes parcourent chaque nuit

boussoles

le soir s’observe à la loupe aux côtés des fourmis et des grouillantes
la rue superbe et nuit de bataille et de réverbères gisants
verre brisé
des foules d’animaux à la lumière des néons
il ferait bon-vivre au soleil
là où les fleuves se retirent
éventrés
découvrant une femme belle et grise qui marche à petit pas
les seins hauts avec
des îles à son bras, brutale et sommeilleuse
couverte d’algues horizontales
une océanographe amoureuse
abîmée par l’obscur
et le large
invécu

Si je me couche… – Philippe Jaccottet

Si je me couche contre la terre, entendrai-je
les pleurs de celle qui est en dessous,
les pas qui traînent dans les froids couloirs
ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?

J’ai dans la tête des vision de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d’arbres en été
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de miroir
mal éclairé par des lampes falotes —,
mais aussi dans les foires d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue,
moi aussi j’ai langui après des corps.
J’ai plein la tête de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens des bouches inlassables sur les bords —

tout cela maintenant pour moi est sous la terre
et mon oreille collée à l’herbe l’entend,
à travers le tonnerre de sa propre peur et les coups de scie des insectes, qui gémit —
donnez lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, c’est sûr, elle est en-dessous, obscure, et elle pleure.

 

in A la lumière d’hiver, éd. Gallimard, 1977-1994.