Glasgow

artères brunes et rouges — noir et or
la pluie sur Glasgow vient de grands trous dans l’univers
et cette ville
est comme un vieux phare
percé de cornemuse et de vent
(y cheminent des amis ou
des amateurs d’étoiles)

c’est toujours octobre à Glasgow
Glasgow route des fantômes
magma de rails, de mémoire et de suie, construction pétrissable malléable arpentée
dans cette ville nous sommes tous des passagers
dans cette ville nous sommes tous des passagers

chaque homme qui passe dans Glasgow est un oiseau noir
là le monde prend feu et lieu dans les langues
c’est un anglais de volcans et un anglais de camarades anciens
et lorsque se saluent les femmes alors le fleuve écoute
pour le voir il faut descendre dans les rues basses et mornes

Glasgow montagne lente
Glasgow ville de nuit et d’attente magnifique
lanternes

Déclin – Georg Trakl

à Karl Borromaeus Heinrich

Au-dessus de l’étang blanc
Les oiseaux sauvages ont émigré.
Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial.

Au-dessus de nos tombes
Se courbe le front brisé de la nuit.
Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

Toujours sonnent les murs blancs de la ville.
Sous des voûtes de ronces
Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

in Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972

16 heures, l’Étoile… – E. E. Cummings

16 heures
l’Étoile

the communists have fine Eyes

some are young some old none
look alike the flocs rush
batter the crowd sprawls collapses
singing knocked down trampled the kicked by
flics rush(the

flics,tidiyum,are
very tidiyum reassuringly similar,
they all have very tidiyum
mustaches,and very
tidiyum chins,and just above
their very tidiyum ears their
very tidiyum necks begin)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| let us add

that there are 50(fifty)flics for every
one(I) communist and all the flics are very organically
arranged
and their nucleus(composed
of captains in freshly-creased
-uniforms with only-justshined
buttons
tidiyum
before and behind)has a nucleolus :
the Prefect of Police

(a dapper derbied
creature,swaggers daintily
twiddling
his tiny cane
and,mazurkas abut tweaking
his wing collar pecking at his im

-peccable cravat directing being
shooting his cuffs
saluted everywhere saluting
reviewing processions of minions
tappingpeopleontheback

« allezcirculez »

—my |||||| he’s brave…
the
communists pick
up themselves friends
& their hats legs &

arms brush dirt coats
smile looking at hands
spit blood teeth

the Communists have(very)fine eyes
(which stroll hither and thither through the
evening in bruised narrow questioning faces)

_________

16 heures
l’Étoile

les communistes ont de beaux Yeux
quelques-uns sont jeunes d’autres vieux tous
différents les flics se ruent et
cognent la foule s’étale s’effondre
chantant renversée piétinée bottée par
les flics se ruent(les

flics,rantanplan,sont
très rantanplan rassurément pareils,
tous avec de très rantanplan
moustaches,et de très
rantanplan mentons,et juste au-dessous
de leur très rantanplan oreilles
commencent leurs très rantanplan cous)
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ajoutons

qu’il y a 50(fifty)flics pour
one(I) communiste et
tous les flics sont très organiquement
disposés
et leur noyau(constitué
de capitaines en uniformes-repassés
-de-frais avec des boutons tout-
juste-astiqués
rantanplan
par-devant et par-derrière pour nucléole :
le Préfet de Police

(une pimpante créature
en chapeau melon,se pavane tout coquet
faisant des moulinets avec
sa fine canne
et,mazurque à droite à gauche pinç-
otant son col cassé pinçotant son im

-peccable cravate il chef-d’orchestre
fait jaillir ses manchettes
salué partout saluant
passe en revue des cortèges de sous-fifres
tapantlesgenssurl’épaule

« allezcirculez »)

—dieu ||||||qu’il est courageux…
les
communistes se ramassent
eux leurs amis
& leurs chapeaux jambes &

bras brossent poussières habits
sourient regardant mains
crachent sang et dents

les Communistes ont de(très)beaux yeux
(qui flânent ça et là dans le
soir le visage meurtri contracté perplexe)

in Paris, Seghers, 2014, trad. Jacques Demarcq

Si je me couche… – Philippe Jaccottet

Si je me couche contre la terre, entendrai-je
les pleurs de celle qui est en dessous,
les pas qui traînent dans les froids couloirs
ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?

J’ai dans la tête des vision de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d’arbres en été
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de miroir
mal éclairé par des lampes falotes —,
mais aussi dans les foires d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue,
moi aussi j’ai langui après des corps.
J’ai plein la tête de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens des bouches inlassables sur les bords —

tout cela maintenant pour moi est sous la terre
et mon oreille collée à l’herbe l’entend,
à travers le tonnerre de sa propre peur et les coups de scie des insectes, qui gémit —
donnez lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, c’est sûr, elle est en-dessous, obscure, et elle pleure.

 

in A la lumière d’hiver, éd. Gallimard, 1977-1994.

Une minute de silence – Philippe Soupault

j’abandonne ce repos trop fort
et je cours haletant vers le bourdonnement des mouches
La prophétie des mauvais jours et des soirs maigres
aboutit toujours à ce grand carrefour
celle des secondes prolongées
bondé de nuages ou de cris
On joue de grands airs
et c’est la nuit qui s’approche
avec ses faux bijoux d’étoiles
Est-ce le moment de fermer les yeux
C’est l’heure des sonneries
le grand va-et-vient des visages
et des ampoules électriques
je n’ai pas besoin d’être seul
pour croire à la volonté à la franchise au courage
Il suffit d’un parfum couleur de tabac
ou d’un geste lourd comme une grappe
L’odeur des assassinats rôde nécessairement
Mais il y a le soir qui attend bleu comme un oiseau
Mais il y a la nuit qui est à la portée de mes mains
Mais il y a une fenêtre qui s’éclaire d’un seul coup
il y a un cri
un regard qu’on devine
un regard qui est chaud comme un animal
et ces longs appels des arbres immobiles
tout ce qui s’endort pour l’immobilité
dans la concession perpétuelle du vrai silence
et ce silence plus sincère encore d’un sommet d’ombre
que les nuages baisent d’un seul coup

in Georgia, Epitaphes, Chansons (éd. Gallimard)

Nâzim Hikmet – Espoir

Poème du recueil Il neige dans la nuit, publié chez Gallimard.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Les camions d’ordures à l’aurore
Font, le long des trottoirs, la récolte des morts
Cadavres d’affamés, cadavres de chômeurs

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles.
A l’aurore la famille des paysans
Homme et femme âne et charrues de bois
L’âne et la femme attelés à la charrue
Labourent la terre, une miette de terre.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
A l’aurore, il meurt un enfant
Un enfant japonais à Hiroshima
Douze ans et numéroté
Ni diphtérie, ni méningite
Il meurt en 1958
Il meurt un petit japonais à Hiroshima
Né peut être en 1945.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et quand se lève le soleil sur les pétales de la rose
Les pilotes silencieux sur les pistes de l’aéroport
Chargent de bommes H les appareils à réaction
Et à l’aurore à l’aurore
Les étudiants, les ouvriers
Sont fauchés par les mitrailleuses
Et les acacias du boulevard
Et les fenêtres et les pots de fleurs sur les balcons

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un homme d’etat
Retourne après la réception nocturne à son palais
Au lever du soleil gazouillent les oiseaux
A l’aurore, à l’aurore
Une jeune mère allaite son enfant

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et j’ai vécu ; à l’aurore ; une nuit
Toute une longue nuit d’insomnie
Et dans la chaleur
J’ai pensé à la mort, à la nostalgie ;
J’ai pensé à toi, à mon pays
Et à l’aurore un homme grassouillet
Sort de son lit et s’habille, distrait :
Qui faut-il aujourd’hui dénoncer et à qui ;
Comment gagner les bonnes grâces de mon chef ?

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un chauffeur mort
Est pendu à un arbre, au bord de la route
On l’arrose d’essence on le brûle ;
Puis l’on va boire au café
L’autre chez le coiffeur va se faire raser
Un autre de bonne heure ouvre son magasin
Un autre encore embrasse une fille sur le front.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, à l’aurore
Et encore à l’aurore, une prisonnière
Liée à la table par des courroies
Couchée sur le dos,
Ses seins nus éclaboussés de sang
Est interrogée au fond d’une cave
Ses tortionnaires fument des cigarettes,
L’un est un garçon de vingt ans
Et l’autre un sexagénaire
Leurs cheveux trempés de sueur
Les manches retroussées
Et les sacs de sables et les électrodes

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, où est l’espoir ?
L’espoir, l’espoir, l’espoir

L’espoir est en l’homme

Soupault – Aux assassins les mains pleines

Suis-je un assassin
Je n’ai qu’à fermer les yeux
pour m’emparer d’un revolver
ou d’une mitraillette
et je tire sur vous
vous tous qui passez près de moi

Je ferme les yeux
et je tire
à perdre haleine
de toute mes forces
et je vous atteins tous
connus et inconnus
tous sans exception

Je ne sais même pas si vous mourrez
je ne vous entends pas
je tire en fermant les yeux
et vous tombez sans un cri
et vous tombez nombreux comme des souris
comme des poux
je vous abats
car je tire dans le tas
vous n’avez même pas le temps de rire
je tue tous ceux qui se présentent
sans même savoir leurs noms
ni apercevoir leurs visages
je tue tout le monde sans distinction
La nuit m’appelle à l’affût
je n’ai même pas besoin de bouger
et toute la compagnie dégringole
je tue aussi un à un
ou deux par deux
selon les nuits
ou lorsqu’il fait très noir
mais je ne me tue jamais
j’écoute les coups de revolver
et je continue
je ne rate jamais personne
et je ne perds pas mon temps
je ne vois pas le sang couler
ni les gestes des moribonds
je n’ai pas de temps à perdre
je tire et vous mourez

Edouard Glissant — L’ardue nécessité…

 

[…]
L’ardue nécessité en vain tordre ton corps, famine
Où poussent vents sagaies mers et fureurs, forêts surprises
La maille du vent lèche le brasier, des enfants crient
Une case brûle un guerrier meurt, des herbages fument
Au ciel brûlé famine, et famine dans ta verdeur
Et dans le mot scellé monotone j’entends famine
Oho mots de nos sang que voici marteler le temps
De jours quatorze fois balancés dans le feu terrible
Je vois ce cœur tressé de fer, les jours crépus, le sang
Et au butin ce rien de sel à goût d’herbe brûlée
Ceux qui vinrent au sel comme des chiens à la curée
Tu n’avais ciel nuit allumeuse ni épieu
Même la nuit te quitta, la nuit même, tu brûlas
Forêts soleils et vents au bout de ta sagaie
Ils firent cargaison de la chair nue de tes enfants
Un si long temps la nue en sa ramée te prit
Saleuse de ce corps où les ans burent médusés
Fontaine tu piétais dans le ravage tu criais
Vie dessouchée, tu criais, ciel sans astre
Et nous en mer, impurs cadastres, d’îles noués
Pour ce sel sans tain qu’ils t’allouèrent les Paladins
Les Chevaliers de sang sous leurs écus rongés de vins
Pour ce butin que tu glanas dans le champ d’histoire
Quand ils eurent moisson de leur gloire sans gloire oho
Tant d’incendies de lèpres tant de nuit, et nul pardon
[…]

Les revenantes

elles régissent la nuit
ombres difformes sur les chemins
elles sont de passage dans toutes les maisons où naissent
les corbeaux
cherchant la chaleur près de vos feux de camp elles demeurent
à jamais glaciales

arrachées à la fièvre des nuits silencieuses
devenues immortelles à force de murmures
elles rôdent
honorent en silence leur devoir de Gardiennes des Pierres
les cheveux emmêlés par la lune
elles offrent aux arbres leur litanie sourde
adoucissant les pluies
ravivant le givre sous les érables
marquant la forêt de leur étreinte obscure
elles ne sont visibles qu’aux pendus
fragments du crépuscule sauvage
fugitives anonymes
tremblantes au milieu des loups

elles interrompent parfois leur deuil
pour boire aux sources
cueillent un peu de menthe

millénaires elles attendent l’oubli
guettent l’effacement
recroquevillées dans les troncs pourrissants
elles sont leurs larmes
leurs amantes attentives
et grinçantes

De Werner Renfer – Clown

Je suis le vieux Tourneboule,
Ma main est bleue d’avoir gratté le ciel
Je suis Barnum je fais des tours

Assis sur le trapèze qui voltige

Aux petits, je raconte des histoires

Qui dansent au fond de leurs prunelles

Si vous savez vous servir de vos mains

Vous attrapez la lune

Ce n’est pas vrai qu’on ne peut pas la prendre

Moi je conduis les rivières

J’ouvre les doigts elles coulent à travers

Dans la nuit
Et tous les oiseaux viennent y boire

sans bruit


Les parents redoutent ma présence

Mais les enfants s’échappent le soir

pour venir me voir

Et mon grand nez de buveur d’étoiles

Luit comme un miroir