Si je me couche… – Philippe Jaccottet

Si je me couche contre la terre, entendrai-je
les pleurs de celle qui est en dessous,
les pas qui traînent dans les froids couloirs
ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?

J’ai dans la tête des vision de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d’arbres en été
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de miroir
mal éclairé par des lampes falotes —,
mais aussi dans les foires d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue,
moi aussi j’ai langui après des corps.
J’ai plein la tête de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens des bouches inlassables sur les bords —

tout cela maintenant pour moi est sous la terre
et mon oreille collée à l’herbe l’entend,
à travers le tonnerre de sa propre peur et les coups de scie des insectes, qui gémit —
donnez lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, c’est sûr, elle est en-dessous, obscure, et elle pleure.

 

in A la lumière d’hiver, éd. Gallimard, 1977-1994.