Nâzim Hikmet – Espoir

Poème du recueil Il neige dans la nuit, publié chez Gallimard.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Les camions d’ordures à l’aurore
Font, le long des trottoirs, la récolte des morts
Cadavres d’affamés, cadavres de chômeurs

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles.
A l’aurore la famille des paysans
Homme et femme âne et charrues de bois
L’âne et la femme attelés à la charrue
Labourent la terre, une miette de terre.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
A l’aurore, il meurt un enfant
Un enfant japonais à Hiroshima
Douze ans et numéroté
Ni diphtérie, ni méningite
Il meurt en 1958
Il meurt un petit japonais à Hiroshima
Né peut être en 1945.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et quand se lève le soleil sur les pétales de la rose
Les pilotes silencieux sur les pistes de l’aéroport
Chargent de bommes H les appareils à réaction
Et à l’aurore à l’aurore
Les étudiants, les ouvriers
Sont fauchés par les mitrailleuses
Et les acacias du boulevard
Et les fenêtres et les pots de fleurs sur les balcons

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un homme d’etat
Retourne après la réception nocturne à son palais
Au lever du soleil gazouillent les oiseaux
A l’aurore, à l’aurore
Une jeune mère allaite son enfant

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et j’ai vécu ; à l’aurore ; une nuit
Toute une longue nuit d’insomnie
Et dans la chaleur
J’ai pensé à la mort, à la nostalgie ;
J’ai pensé à toi, à mon pays
Et à l’aurore un homme grassouillet
Sort de son lit et s’habille, distrait :
Qui faut-il aujourd’hui dénoncer et à qui ;
Comment gagner les bonnes grâces de mon chef ?

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un chauffeur mort
Est pendu à un arbre, au bord de la route
On l’arrose d’essence on le brûle ;
Puis l’on va boire au café
L’autre chez le coiffeur va se faire raser
Un autre de bonne heure ouvre son magasin
Un autre encore embrasse une fille sur le front.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, à l’aurore
Et encore à l’aurore, une prisonnière
Liée à la table par des courroies
Couchée sur le dos,
Ses seins nus éclaboussés de sang
Est interrogée au fond d’une cave
Ses tortionnaires fument des cigarettes,
L’un est un garçon de vingt ans
Et l’autre un sexagénaire
Leurs cheveux trempés de sueur
Les manches retroussées
Et les sacs de sables et les électrodes

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, où est l’espoir ?
L’espoir, l’espoir, l’espoir

L’espoir est en l’homme