il s’agit de se perdre en méandres en lichen croissant infini irréparable
il s’agit de vivre avec grande force d’eau et de terre,  il s’agit de vivre avec ce qu’on a sur le cœur, il s’agit de vivre avec les bateaux qui emmènent très loin des tas de poissons de bêtes mortes de cailloux d’horloges de célébrations
il s’agit de vivre et de ne pas se tromper, il s’agit de vivre et de mourir, il s’agit de vivre et de détruire les palais. Il s’agit de vivre avec l’irréparable
avec le tambour échoué avec le tambour
avec la froidure béante
avec le tambour de nos ventres mauvais avec le verre de nos chairs déliées invisibles, avec la musique lancinante perçante de la tristesse détaillée
il s’agit du sang, il s’agit de vivre avec la hantise avec la douleur la douleur l’irréparable et la torpeur, il s’agit de crier la perte des ruisseaux les plus anciennement ruisseaux, il s’agit de sortir de son jardin bien taillé et de grandir en pleine forêt, il s’agit de savoir parler savoir raconter, il s’agit des doutes premiers
il s’agit des femmes qui s’endorment le soir avec pour couverture un magma de chagrins
il s’agit des hurlements de toutes les grives prises au piège, jusqu’où s’étend le vide dis-le moi

l’odeur des villes ensommeillées nous poursuit nous étreint nous cavale
l’ouragan sur mes épaules fera renaître une parole franche

Amandier blanc

depuis que tu es parti me manque ton être-là, ton être au monde, tes mains très réelles et pleines d’aurore et de racines
ta tendresse d’amandier blanc, ton ombre tangible, tes épaules taillées de cèdre profond. Le manque de toi me frôle, m’engloutit, me quitte, me frôle encore, fourmille
forme tout autour de moi mille chemins obscurs, qui s’ouvrent
prospèrent près des étoiles et du murmure de la nuit
c’est un dédale de méduses et de vagues, car je t’aime
quiétude sourde du plomb
que je voudrais pouvoir briser d’un coup de hache
pour y plonger, avoir à nouveau autour de moi quelque chose de fluide et changeant : la vie qui vient.

l’apaisement de moi-même est resté pourtant, comme une chanson que tu m’aurais offerte, et que j’aurais gardée désormais pour toujours. Je sais la chanter seule, j’ai toujours appris les chants par cœur oui, et j’en invente d’autres, des milliers d’autres, jusqu’à ne plus entendre la tristesse, l’obscurité stridente, jusqu’à oublier la douleur et la terre qui se fend. Et je construis
un vaisseau, avec mon savoir retrouvé de la solitude. J’ai abattu trois grands chênes oui, tu peux me croire, moi seule et minuscule je les assemble
avec force et grande solidité boréale, je couds les voiles, ma main ne tremble pas.
Je cuis mon pain, tu sais, sans toi, j’attise les braises et ravive le feu qui m’appartient, je chausse mes bottes de jardinier, la roseraie — tu y étais indifférent, te souviens-tu ? — la roseraie, plus que jamais splendide. Je fais vivre par moi-même des lueurs, des milliers de lueurs et des milliers de chansons, je les dépose sur la plage froide et je les suis des yeux
pour ne plus me perdre. Je ne veux pas être
rongée, couverte d’algues amères dans des années encore, pour toi
toi qui ne t’émerveillais pas des roses,
toi qui oubliais de regarder la lumière des arbres
toi qui ne voyais pas les mille miroirs et la beauté des mille pierres sales de la ville
toi qui ne voyais pas ma tendresse
toi qui ignorais les contemplations, toi qui trouvais si difficile de dire je t’aime
certainement cet effort constant
pour amener dans tes yeux la moindre luciole, je ne le regrette pas. Mais qui tu es me manque, oui, et je veux encore ta tendresse d’amandier blanc, je veux encore ta douceur, tes mains pleines d’aurore, ton sourire
et tes épaules comme le cèdre
où me reposer un moment

“Le battement angoissé du cœur” (Louis Guilloux)

— […] Allons, avouez… Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! […] Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. […] Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé un genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure, ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coup de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
» Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà, acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d’indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n’aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— […] Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l’un à l’autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d’un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d’eux et les aimer. Il y a des jours où j’ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d’un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les [gens comme ce monsieur à la canne] ont toujours su s’arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l’abandon d’un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi,mais de l’amour — être séparés ! — qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait  au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir, et qu’il pourrait le partager avec d’autres. Mais ils n’avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c’était qu’en ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n’était pas la question, ils continuassent d’agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n’était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs […] ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que [le bourgeois méchant et méprisable] et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu’il se l’avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. [Le bourgeois] était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l’instrument d’une colère ou d’une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !

Louis Guilloux, Le sang noir, Gallimard, 1935.


 

Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.

lux hodie, lux laetitiae — me iudice tristis

Faire le deuil de ce qui nous ancre au monde. Le deuil de la beauté collective, commune, faire le deuil des couleurs de la lumière et des vieilles vieilles charpentes et de grosses grandes pierres taillées de monstres de pierre de verre de fardoches, faire le deuil des craquements des marques des empreintes, du savoir qui avait rendu tout cela possible. Tout ça n’appartenait à personne, et nous unissait pourtant. Il avait fallu élaborer chaque poutre et chaque vitrail. Dans le tumulte de Paris et à la lueur paisible de la Seine.

Durant toutes ces années je suis passée près de Notre-Dame avec une émotion particulière. Aucun autre monument parisien ne serrait mon cœur d’émerveillement et de mélancolie. Je me demandais combien de temps encore elle resterait — mais j’étais certaine qu’elle resterait. La force de cette architecture est telle qu’elle provoque en nous quelque chose de profond, et qu’il était difficile de ne pas le percevoir, déjà avant. J’étais saisie d’une admiration hagarde devant le nombre d’années qu’elle représentait. J’avais chaque fois dans la gorge une tristesse douce et soudaine en me rendant compte que, quelque soit le temps que je passerais près d’elle, ce ne serait jamais assez pour en graver un souvenir suffisamment fidèle. L’intensité du souvenir ne serait jamais égale à l’intensité des arcs, de la flèche, de ces roses de verre, de ces rouges et ces bleus flamboyants, de ces tours hautes larges et placides, de ces tonnes de fer de bois de bronze, de ce silence mêlé de milliers de voix passées et présentes.  Je cherchais un souvenir exact du bouleversement. Je voulais un souvenir précis de ce désarroi ébloui qui m’étreignait chaque fois, au point que je puisse faire du sentiment un dessin (les mots trahissent). Et je mesure maintenant la perte, je mesure les heures que j’aurais pu passer à observer, à y déambuler, à lever les yeux et me laisser saisir par les ogives. Mais y aurait-il eu une fin à cette ivresse, à ce besoin de s’abreuver encore et encore à la source de la beauté ? Écouter Bach chaque jour suffit-il pour être rassasiée de l’émerveillement douloureux de sa musique ?

C’était probablement la seule construction humaine, parmi celles qu’il m’a été donné de voir, face à laquelle je ressentais la même attirance tendue, irrépressible et fébrile, que devant la mer. Je voulais me blottir dans l’ombre de ces pierres, me laisser envahir par la conscience de l’indicible effort humain qui les avait assemblées. Je voulais pouvoir encore me reposer dans le jardin derrière le chevet, au soleil, en juin. Jeter un regard en passant sur le pont de l’Archevêché — c’était le commencement d’un lien entre la cathédrale et moi. Pendant quelques minutes, je me souvenais du monde, de la beauté forgée, bâtie, taillée, soudée, sculptée, burinée, soufflée, colorée, élancée et massive, rassurante et vertigineuse. Bâtie par tant d’hommes, simplement là, évidente et pourtant toujours nouvelle, et moi toujours étonnée.

Je me souviens de huit cent ans. Je me souviens des arbres millénaires, des mains habiles par centaines, de l’implacable engrenage politique qui rendait socialement nécessaire la construction d’un tel truc, de toutes les étoiles qui l’ont veillée, des maçons charpentiers verriers tailleurs de pierre qui s’y sont usé les yeux les paumes les genoux, de ceux qui y sont morts. Je me souviens des voûtes, de la lumière, de l’immensité céleste de ce qui n’est pourtant qu’un assemblage savant de forces mesurées, quantifiables et finies. Je me souviens des premiers chants qui y résonnèrent et des premières assemblées qui s’y tinrent, je me souviens des derniers ouvriers qui y ont travaillé ce mois-ci, des derniers touristes contents sur le parvis, je me souviens des derniers pigeons qui ont niché dans sa charpente.

Les lieux de pouvoir insolents me répugnent — et pourtant j’aime infiniment le romantisme des châteaux forts. Pleurer un Chambord, ou une Sainte Chapelle, ou le Palais de Justice toujours aujourd’hui menaçant, m’aurait paru absurde. Notre-Dame, elle, était depuis longtemps réappropriée en un lieu du pouvoir commun. Même bâtie comme appui à une chrétienté politique, seigneuriale et conquérante, elle était devenue, depuis, moins un temple écrasant que la trace du travail collectif des femmes et des hommes pour hisser vers la lumière un chant somptueux. Ils étaient parvenus à construire une beauté si profonde que, dès le début, il était impossible qu’elle n’appartienne qu’aux archevêques. A force de la contempler quelques minutes de temps à autre, durant toutes ces années, sans rien savoir de ce qui allait se produire, j’en ai sans doute gardé plus que ce que j’imaginais. J’ai gardé ce besoin de souvenir qui n’était pas grand chose d’autre qu’une urgence de vivre, de me lier à tous les vivants qui avaient construit ce navire dense et fou, de me lier à tous ceux et celles qui ressentaient devant lui la même joie douce, la même mélancolie, la même proximité étourdissante avec la beauté.

Que me dit la pierre irrégulière ?

Une anfractuosité, un trou de verdure où luit le jour. Elle s’y glisse, la petite. La roche la blesse, le soleil l’apaise. L’eau fraîche ruisselle entre ses doigts. Le mouvement de l’eau érige des miroirs. Que me disent les oiseaux sauvages ?

Les femmes l’ont escaladée, la montagne, des jours durant. La petite les a suivies. Les femmes se sont aimées, elles sont alors devenues géantes et fières.
viens.
Main douce et rugueuse. Que me dit la pierre irrégulière ?

Elle a pris la main, beaucoup de force dans ses yeux, la petite. Beaucoup de sanglots dans sa gorge, beaucoup d’exil hérité. Beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. Elle crache, mord, se débat. La montagne réplique par un murmure plus dense. Les mots des amies se perdent. Pourquoi pleures tu ?
Je pleure parce que mon cœur a faim. Je pleure parce que l’amour tout entier est encore à venir,
dur et incommensurable,
l’amour vrai qui est déchirement. Partout sur les flancs arides poussent les colchiques les genêts les pins bleus les blessures de fusils.

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

Prière

le ruisseau se tait quand survient la ligne de ton cou
toi qui es taillée dans la nuit
la plus limpide.
tu me laisses toujours muette, tendue
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc, et la gorge nouée devant l’été de ta bouche.
Tu le sais peut-être — toi qui as l’esprit du chat curieux, de l’eau vive.

La mer grise en hiver
ma musique élimée
un peu de miel — le plus parfumé
voilà, amie, tout ce que j’ai à t’offrir.
et pourtant j’ai l’audace de vouloir venir à toi
chercher sur ta peau une fraîcheur qui bruisse
une fraîcheur de saule
j’ai l’audace de vouloir confier à tes mains mes armes
la ville silencieuse que je porte en moi
les fruits mûrs que des années durant j’ai cueillis
j’ai l’audace de vouloir semer sur tes lèvres
des orangers libres !

mais je reste noyée, sur le seuil.
Tu le sais peut-être, toi qui vois dans quels sourires
se loge la mélancolie.
Tu es la joie, et moi fragmentaire
pleine d’absences
pleine de ferraille
je voudrais t’ouvrir des chemins à la force de ma tendresse
je voudrais te prendre tout au fond de minuit
m’enfouir dans ton rire dénoué
toi solide comme le corail rouge
toi fébrile comme l’herbe après la pluie
c’est de ton récit que mes nuits se peuplent.

Je ne pourrai jamais effleurer la ligne de ton cou, amie
et j’ignore encore ce qui t’ancre au monde
j’ignore ce qui te lie aux vivants, ce qui t’attriste et t’anime
mais je cherche au moins
à ne pas te faire fuir
à te rassasier de musique et de miel
à tenir avec toi quelques conspirations
— tu le sais, toi qui analyses le vent
dans les voiles, les hésitations les manières des vivants,
la cornemuse, les crépitements.

Fille soudaine
Femme frémissante de hasards
Tu me laisses muette, tendue oui
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc
la gorge nouée devant l’été de ta bouche.

terre jaune

arrive l’été avec ses craquèlements
arrive l’été avec son cortège d’ombres au plus profond des puits
arrive l’été et son tambour aigre
arrive l’été et ses nuits griffues
sèches et si douces qu’on pleure de ne pouvoir les mordre les goûter les garder les cacher les offrir à celle qu’on aime
arrive l’été et pour la cinquième année ma poitrine est une jachère brûlée
arrive l’été et son sillage de petites créatures tapies discrètes
fourmis âpres
arrive l’été et sa cavalcade de seigle nu

orgue de barbarie

A écouter : Aatini Ennay par Hosam Hayek


elle nous quitta poliment
elle porte une chemise rouge et un parfum entêtant
elle est maigre et brutale
elle est venue pour l’enterrement
ils ne l’ont pas saluée

conduis-moi à travers le jardin que tu bêches, que tu plantes de cèdres d’hyperboles de romarin de scolopendres, conduis moi dans le tumulte de tes voies ferrées

l’abricot se cueille comme se prend un château assiégé, tu me l’as enseigné un jour que tu revenais de la rivière
tu étais allée chercher des cailloux, les plus jolis cailloux moirés
et tu voulais me faire rire

c’est toujours aux poètes qui n’ont rien à dire que l’on confie les oraisons funèbres
nous jouons de la musique savante
que les universitaires apprécient et applaudissent
Satan se promène parmi le marbre et l’ombre des cèdres, il est très beau tel un polygone
j’aime une femme-oiseau et Satan me salue bien bas

assise sur la tombe je grignote le fruit maigre et accueillant de l’olivier
les patrons les ministres ont le regard mondain d’une goule acoustique
dans l’étau de leurs propres pensées pourrissantes
quel pays formidable

une fois la prison détruite nous voilà
sous l’oliveraie la mer se relève comme une clavicule maladroite
c’est un enchantement ô ma mère
rien n’est encore dévoré de soleil
il n’y a que le bruissement des fourmis patientes

je suis allée chez la fleuriste ce matin chercher des chrysanthèmes
elle vous salue
mais vous monsieur ne l’avez pas saluée
elle était venue pour l’enterrement
d’un universitaire respecté
le facteur est d’un beau vert azur, lui qui a perdu
sa casquette, tombée dans les blés mûrs un jour de grève

Carl Sandburg — In the Shadow of the Palace

Let us go out of the fog, John, out of the filmy persistent drizzle on the streets of Stockholm, let us put down the collars of our raincoats, take off our hats and sit in the newspapers office.

Let us sit among the telegrams—clickety-click—the kaiser’s crown goes into the gutter and the Hohenzollern throne of a thousand years falls to pieces a one-hoss shay.

It is a fog night out and the umbrellas are up and the collars of the raincoats—and all the steamboats up and down the Baltic sea have their lights out and the wheelsmen sober.

Here the telegrams come—one king goes and another—butter is costly: there is no butter to buy for our bread in Stockholm—and a little patty of butter costs more than all the crowns of Germany.

Let us go out in the fog, John, let us roll up our raincoat collars and go on the streets where men are sneering at the kings.

in Smoke and Steel, 1922.

 

 

A l’ombre du palais

Quittons le brouillard, John, quittons la vaporeuse et persistante bruine des rues de Stockholm, rabattons les cols de nos imperméables, ôtons nos chapeaux et allons nous asseoir dans les bureaux des journalistes.

Asseyons-nous au milieu des télégrammes — clic-clic-clic — la couronne du Kaiser tombe dans le caniveau et le trône millénaire des Hohenzollern est une mécanique huilée qui s’effondre.

C’est une nuit de brouillard et les parapluies sont sortis et les cols des imperméables — et tous les bateaux à vapeur qui sillonnent la Baltique ont leurs lumières allumées et leurs timoniers sobres.

Voilà les télégrammes — un roi s’en va puis un autre — le beurre est cher : pas de beurre à mettre sur notre pain à Stockholm — et une petite motte de beurre coûte plus que toutes les couronnes du Saint-Empire.

Quittons le brouillard, John, retroussons les cols de nos manteaux et allons dans les rues où les hommes ricanent au nez des rois.

 

(traduction personnelle)