affranchi·e

avec ta bouche emplie d’abeilles
avec tes paupières criblées de clous
toi et ta terreur devant la moindre houle
je te parle putain :
RETOURNE TOI
MORDS
PORTE TES MUSCLES À L’ENVERS

offre-toi en guise
de corps
un canyon
multiplie-toi
multiplie les pierres de ta gorge
deviens tremblant-tremblante et CRACHE

tu parles aux objets
tu vis entourée d’iguanes
tu les nourris et tu les aimes
mais leur regard, leur regard blanc
leur regard blanc est insoutenable —
écoute :
bientôt tu mourras
le monde n’est pas une chambre
le monde n’est pas une coquille
le monde n’est pas un mythe d’orfèvre
le monde est une tourmente de poumons éclatants et lourds
le monde est un supplice refoulé
le monde est la langue blanche d’un cheval abattu
pour réconforter les affranchis tu dois
toi-même t’affranchir
déforme-toi
ensemence ta gorge
ensemence ton courage
abandonne tes robes sous une pierre
dépasse les images
sois ton propre fantôme, ne t’en remets pas aux langueurs, aux souvenirs
cherche les murs, les portes, les décombres et tous les rêves coupants
en toi un continent se décompose
éloigne toute église
commence ta vie

qui-vive

méfie-toi de tes doigts qui crissent la nuit
méfie-toi de la cendre qui retombe sur ton champ
méfie-toi de ce bijou qui te ment, de ce bruit noir qui trébuche
méfie-toi de ton visage
méfie-toi de ton miroir qui capte ton visage et qui le mange
méfie-toi de qui se baigne dans la mare au lever du jour
méfie-toi des souvenirs où rien ne pousse
détruis la lampe qui vacille encore là-bas —
fragmente
lave soigneusement ta nourriture
ne retiens pas tes mains

délivre les chevaux
car ils tournoient plus vite que ta langue
incante dans ton crâne une sorte de joie
loin hors d’ici
prends un souvenir triste et
tue-le
lave soigneusement ta nourriture
méfie-toi du vent d’ouest au bord du fleuve
méfie-toi des cafards, car ils tremblent
méfie-toi du sommeil, des cages, des valises, des zones, des amnésies
méfie toi de tout ce qui enclôt

tu vois, les grenouilles crépitent
dès qu’elles hésitent elles meurent
emportées dans le mouvement des grues, des gares, des avions
étoiles, hésitations, étoiles

Deux poèmes en prose — Charles Baudelaire

Poèmes nocturnes • Symptômes de ruine

 

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir.
J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. —
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.

 

 

Petits poèmes en prose • XXXIII • Enivrez-vous

 

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 

 

Petits poëmes en prose, édition critique par Robert Kopp, éd. José Corti, 1969.

façons de la pluie

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

la pluie me rappelle mon squelette, la pluie appelle la mort
la pluie est un oiseau froid, un écho du sang qui se vide
la pluie abrite l’irrémédiable et totale : absence
la pluie est pâle
la pluie couvre de mépris les charniers
la pluie parle de larmes

elle ravive les couleurs des herbes
je sens le champ devenir beau et caché
dans son scintillement et sa transparence la pluie
révèle l’origine des choses, elle
montre ce qui importe, la pluie évide le monde
de ses artifices

la pluie fait grincer mes os
la pluie amène la boue, les tombeaux
la pluie amène la pourriture, les miasmes
la maladie, les vers, la pluie entame,
la pluie ronge les falaises et les gonds
la pluie noie et sépare : regarde ce chien
dépecé et si seul dans la rue

je me sens
purifiée de mon corps même,
je suis lavée de mes douleurs, de ma médiocrité
je ne suis plus qu’une forme, une chair, une apparition
je ne suis plus qu’une âme détrempée
je peux m’éloigner, me reposer de ce qui existe
je suis légère et je respire
le monde respire
mes cheveux disparaissent
mes yeux disparaissent
mon lit dérive et je me fonds dans le mutisme de ma chambre
je relâche mes doigts agrippés à mes souvenirs
la pluie s’écoule jusqu’à la mer
où tout disparaît

la pluie pousse au repli, à la demeure
seringue des heures
crinière de l’ennui
la pluie déplie à l’infini les regrets
la pluie parle de larmes, mais elle fuit les regards
elle n’affronte aucune accusation
la pluie se targue de neutralité, la pluie s’arroge un droit de déni
la pluie me heurte,

la pluie
son indifférence ancienne
donnent des coquelicots très rouges sur le ciel gris
la pluie donne des courges, du riz, des nuages
la pluie rend la terre meuble, odorante
éteint les incendies,
l’eau de la pluie allège le soir d’été
la pluie fait un bruit d’esprits qui chuchotent
porte des messages de douleur et de bonté
écoutant la pluie mon cœur s’ébruite
en une verroterie d’eaux crachantes

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement

j’étudie

je fais l’effort de la nuit
j’extirpe de moi l’effort de la nuit
je veux tout étudier
tout relire de la nuit
je veux connaître l’ensemble des choses ultimes

de part et d’autre de ma bouche
cinq dents en or
qui mastiquent l’air noir
j’arrache des lambeaux, j’arrache
des moisissures
voilà :
les dents d’or
les dents d’os
un mélange de tout ça
la mâchoire craque claque palpite ftak sak mak dak plak
l’air est noir et l’air est gluant
la mâchoire fait le bruit des choses gluantes
que l’on décolle
je suis pleine de voix sourdes blanches — ma tête tranche
la nuit
et la nuit découpée s’effondre à mes pieds
chez-moi est une muraille
chez moi je suis enclose
ma main bouge
cette odeur d’encens c’est la mort
longue vertèbre
l’odeur de l’encens emplit ma bouche
ma bouche est noire osseuse scintillante
elle scintille
je vois bien ce qui m’attend
et, pour tout vous dire,
je m’impatiente.

Prière – Antonin Artaud

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

 

in « Le Pèse-Nerfs », Gallimard, 1968.

Des formes de repos : II

un grand et bon repos qui m’emplirait
ce serait
un matin : regarder dans le miroir
et sentir que je ne veux plus m’enfuir de mon corps
ce serait
marcher seule à travers des champs d’herbes hautes
au milieu du jour et de l’été
et m’asseoir un moment
la masse des montagnes me contiendrait toute entière
aux côtés de mille autres insectes
ce serait
enfouie quelque part dans Galway
dans un pub étroit et feutré
jouer avec d’autres des airs doux et joyeux et obscurs
et passer la nuit comme ça
en buvant du thé et du whisky
avec nos violons nos mélodies
avec des voix que je ne connais pas encore
revenir en Irlande comme à la maison.

ce serait
quand le soir tombe
le souffle perpétuel
contenu dans un corps transparent
à la dérive sur la mer.

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues