fendre

luit l’herbe grasse comme une morgue
les heures étirées transparentes ont l’odeur des draps humides
— tout ce soleil
tout ce soleil dénoué par la rosée
à l’orée d’un monde trop blanc

oubliant mon nom j’embarque au crépuscule
toujours à tricoter des milliers de petites craintes
oubliant mon nom

au-delà au-delà
une femme nichée dans la colline
pense : et si je me levais
et si je décousais ma tête par le milieu
pour déloger de ce crâne le caillot d’ombre qui est mon langage
ne laisser de mes prières que des oiseaux
et une certaine patience

viens ici tempête
vois mes signes
je ne suis pas loin, regarde
cette grive bleue comme le doute, je l’ai chassée pour toi
éclaire-nous
entache-nous de cendre et de rêve
que l’horizon se brouille jusqu’à disparaître
on entendrait la roche qui craquèle sous la masse des insomnies
on avalerait la peuplade des ruisseaux écroulés
viens ici tempête
que je sache si le bateau oui ou non va sombrer

 

— Et là, est-ce que c’est assez ? quand donc seras-tu rassasiée d’inquiétudes ?
pelotes de laine de langues de nerfs dans mes poches
non pas assez
pas encore

Hier encore dit-elle j’avalais tout rond des chemins
sans ôter même les plumes les dents
et leur vitesse me donnait une forme
Hier encore le monde bougeait comme une marée
Naître c’était en ce temps-là passer d’un chant à l’autre
Aujourd’hui les eaux ne se soulèvent plus jamais
Les îles restent à leur place
invertébrées sans roulis
comme des images pures et fixes sur le ciel

un chien jappe —
Que plus rien ne se reproduise à l’identique
sauf les étoiles
s’il-vous-plaît

apprendre à respirer

la ville est peuplée de rancœurs mornes
monde résiduel où nul ne livre plus bataille
partout déversement d’algues noires
odeur de silence et de rouille
dans ce feu sans lumière j’ai froid
et ma peau se dérobe sans qu’aucune chanson
ne me rassure

dans mes rêves je marche jusqu’à l’asphyxie
ma tête résonne comme un silo inondé
ma jouissance est un spectre déloyal
chaque fois que je marche dans une forêt
chaque fois que je marche dans l’herbe haute
je comprends que mes jambes n’ont pas de prise sur les choses
et que j’aspire à détruire en moi l’image
pour n’être plus qu’un diaphragme

ce que font peut-être mes amies seules le soir

« Comme vivre est secret ! Mon secret c’est la vie. Je ne raconte à personne que je suis vivante. »

Clarice Lispector, Un souffle de vie, trad. J. et T. Thériot, Des femmes, 1998


je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château sans doute arpenté
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore

affranchi·e

avec ta bouche emplie d’abeilles
avec tes paupières criblées de clous
toi et ta terreur houleuse je te parle putain : retourne-toi, renie ta honte, PORTE TES MUSCLES À L’ENVERS

offre-toi en guise de corps
un canyon
multiplie-toi
multiplie les pierres de ta gorge
deviens tremblant-tremblante et CRACHE

tu parles aux objets
tu vis entourée d’iguanes
tu les nourris et tu les aimes
mais leur regard, leur regard blanc
leur regard blanc est insoutenable —
écoute :
bientôt tu mourras
le monde n’est pas une chambre
le monde n’est pas une coquille
le monde n’est pas un mythe d’orfèvre
le monde est une tourmente de poumons éclatants et lourds
le monde est un supplice refoulé
le monde est la langue blanche d’un cheval abattu
pour réconforter les affranchis tu dois
toi-même t’affranchir
déforme-toi
ensemence ta gorge
ensemence ton courage
abandonne tes robes sous une pierre
dépasse les images
sois ton propre fantôme, ne t’en remets pas aux langueurs, aux souvenirs
cherche les portes et tous les rêves coupants

en toi tu garderas le poids d’une église défaite, la fébrilité d’une arme égale, et dans ton dos la morsure des distances bien longuement abolies
entre nuit et jour

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement

j’étudie

je fais l’effort de la nuit
j’extirpe de moi l’effort de la nuit
je veux tout étudier
tout relire de la nuit
je veux connaître l’ensemble des choses ultimes

de part et d’autre de ma bouche
cinq dents en or
qui mastiquent l’air noir
j’arrache des lambeaux, j’arrache
des moisissures
voilà :
les dents d’or
les dents d’os
un mélange de tout ça
la mâchoire craque claque barque palpitante
l’air est noir et l’air est gluant
la mâchoire fait le bruit des choses gluantes
que l’on décolle
je suis pleine de voix sourdes blanches — ma tête tranche
la nuit
et la nuit découpée s’effondre à mes pieds
chez-moi est une muraille
chez moi je suis enclose
ma main bouge
cette odeur d’encens c’est la mort
longue vertèbre
l’odeur de l’encens emplit ma bouche
ma bouche est noire osseuse scintillante
elle scintille
je vois bien ce qui m’attend
et, pour tout vous dire,
je m’impatiente.

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

c’est ces choses palpitantes mon corps je crois bien
mon sexe qui est là comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne

Les Guérillères – Monique Wittig

Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leur chevelure comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entoure, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.

 

***

Elles disent qu’on leur a donné pour équivalents la terre la mer les larmes ce qui est humide ce qui est noir ce qui ne brûle pas ce qui est négatif celles qui se rendent sans combattre. Elles disent que c’est là une conception qui relève d’un raisonnement mécaniste. Il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés. Ses schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence. Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. Elles plaisantent à ce sujet, elles disent que c’est tomber de Charybde en Scylla, éviter une idéologie religieuse pour en adopter une autre, elles disent que l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles n’ont plus cours.

 

Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.

Objets de méditation – Henri Michaux

Les Mages haïssent nos pensées en pétarade. Ils aiment demeurer centrés sur un objet de méditation. Ces objets sont au plus intime, au plus épais, au plus magique du monde.
Les premiers, non les principaux, sont au nombre de douze, savoir :

Les primordiaux crépusculaires.
La chaîne molle et le nombre nébuleux.
Le chaos nourri par l’échelle.
L’espace poisson et l’espace océan.
Le trapèze incalculable.
Le chariot de nerfs.
L’ogre éthérique.
Le rayon de paille.
Le scorpion-limite et le scorpion complet.
L’esprit des astres mourants.
Les seigneurs du cercle.
La réincarnation d’office.

Sans ces élémentaires notions de base, pas de communication véritable avec les gens de ce pays.

 

Henri Michaux, « Au Pays de la Magie », in Ailleurs, Gallimard, 1986.

Prison poisseuse

Masure affaissée racornie mon cœur criaille au fond des forêts
mon cœur autophage habité de sales poisons, de sales sordides reptiles de douleur
s’agite, se soulève — et les oiseaux s’enfuient
quand je respire je me fracasse
et j’explose j’ai des CROCS QUI MORDENT
ô sangliers échoués
— j’éteins tout — mon cœur ma gorge mes affres mes tendons
cette prison poisseuse où surnagent des vers
Je me souviens, je me souviens de ce jour de novembre
où des chiens ont hurlé, vibrants, galeux, méchants
puants et plus blancs que l’agonie — ramasse ! étale-toi, soumets-toi, hurle !
ne me lâchent plus s’accrochent là, depuis
— je refuse, ne pas m’agenouiller, ne pas renoncer
alors voilà cent années depuis ce jour de
novembre que je suis habitée de portes ouvertes aux quatre vents
que je traîne en moi ce sang nouveau et souillé
que je traîne en moi un cobra qui gémit et se tord et ne sait que tuer pour vivre

et moi tu sais, je ne demande qu’à m’allonger dans la mousse et les herbes
prenez mon bras compagnons, faites une ronde
souhaitez-moi nue et vraie
je ne demande qu’à boire l’hydromel et serrer contre moi les lumières
je ne demande qu’à chanter je veux que ma voix soit ma voix
et se fonde bleutée dans le fracas des brigands des torrents des charriots des marteaux
je veux le vent qui claque en mes poumons et en ma joie
et moi tu sais je veux tuer ce cobra qui veut tuer