éclat des morts

toute vie tressaille
lorsque résonne l’éclat en profondeur de leur tête,
l’assourdissant écart entre le joug et la gorge,
toute vie tressaille
et la plainte la plus ténue abolit les astres

rien ne se révèle dans cette
perpétuelle aube aveugle, glacée
les minutes et le feu coagulent
en une argile sanglante où les mains se figent
tous vous éprouvez la répétition du sommeil décousu, infertile
la respiration du fleuve n’est plus qu’une mémoire
un écho entre les missiles,
un geste que vous jurez de porter
dans votre gorge

enclore le souffle, enclore les larmes
courber les corps, entraver l’écume
déployer la mort : état normal du monde colonisé
pour les Arabes la torture
et l’air vicié, la poix métallique des jours
et la peur immobile

à mille et mille lieues
vous qui mourrez sous les balles et les brûlures
vous qui hantez comme des roses les cendres de vos maisons
à la recherche de vos enfants et de la moindre goutte d’eau
vous êtes ici dans chacune de nos respirations
et votre douleur remue notre nuit comme une épine.

envers endroit
ils vous ont refusé le maillage vital des langues et des chemins
refusé l’ardeur et le repos
et sur vos plaies ils bâtissent une grammaire de l’effroi
criant voracité de néant et de sel.

Jamais nous ne demeurerons tranquilles
peuples affamés de justice et d’étreintes
devant vos ombres qui diminuent
devant vos voix qui se tarissent
devant vos chandelles qui s’éteignent
nous devons être un havre —
nous devons.

vous peuples de Palestine
au centre des mondes je vous vois tomber
et je tremble
et je vous prie et je voudrais
vous parler, vous veiller
et puis me taire
mes sœurs mes amis mes frères
vous êtes au centre de nous.

juke-box

Rien n’augurait la disparition
rien ne semblait si précaire,
le fruit la pierre ni le corps
tu errais comme un fil dévidé dans les tranchées du sommeil

visages, visages

crépitement de la poussière

intestins déversés

visages

l’air tremblait à cause des mouches
et de l’affolement vital du désert
sous le poids de l’orage les souvenirs
se dérobaient comme une aile
maints voyageurs venaient photographier la cabane du vieux marin
mais sur la pellicule tout disparaissait
le ciel se confondait avec le sable
la cheminée se changeait en corbeau

Stop. musique éteinte. remettre une pièce dans le cadavre
pour le voir reprendre sa marche
autour du soleil. Un verre de vin, manants, et je m’en vais !

il se raconte
qu’une femme a enveloppé de drap blanc
l’ensemble des trains stationnés en gare de X
il se raconte qu’on meurt à la façon des algues échouées
pour avoir moins peur

Un verre de vin manants, et je m’en vais !
je suis votre chevalier
j’échange à qui veut
ce rouge à lèvres contre un peu de courage
j’ai libéré ma jument de son harnais
depuis je retrouve au fond de mes cauchemars des perles de nacre
et je ne sais plus quelle langue choisir pour parler

j’apprends si lentement
partout des ouvertures, des portes, des échelles
et un grand désir —
Stop.

fendre

luit l’herbe grasse comme une morgue
les heures étirées transparentes ont l’odeur des draps humides
— tout ce soleil
tout ce soleil dénoué par la rosée
à l’orée d’un monde trop blanc

oubliant mon nom j’embarque au crépuscule
toujours à tricoter des milliers de petites craintes
oubliant mon nom

au-delà au-delà
une femme nichée dans la colline
pense : et si je me levais
et si je décousais ma tête par le milieu
pour déloger de ce crâne le caillot d’ombre qui est mon langage
ne laisser de mes prières que des oiseaux
et une certaine patience

viens ici tempête
vois mes signes
je ne suis pas loin, regarde
cette grive bleue comme le doute, je l’ai chassée pour toi
éclaire-nous
entache-nous de cendre et de rêve
que l’horizon se brouille jusqu’à disparaître
on entendrait la roche qui craquèle sous la masse des insomnies
on avalerait la peuplade des ruisseaux écroulés
viens ici tempête
que je sache si le bateau oui ou non va sombrer

 

— Et là, est-ce que c’est assez ? quand donc seras-tu rassasiée d’inquiétudes ?
pelotes de laine de langues de nerfs dans mes poches
non pas assez
pas encore

Hier encore dit-elle j’avalais tout rond des chemins
sans ôter même les plumes les dents
et leur vitesse me donnait une forme
Hier encore le monde bougeait comme une marée
Naître c’était en ce temps-là passer d’un chant à l’autre
Aujourd’hui les eaux ne se soulèvent plus jamais
Les îles restent à leur place
invertébrées sans roulis
comme des images pures et fixes sur le ciel

un chien jappe —
Que plus rien ne se reproduise à l’identique
sauf les étoiles
s’il-vous-plaît

apprendre à respirer

la ville est peuplée de rancœurs mornes
monde résiduel où nul ne livre plus bataille
partout déversement d’algues noires
odeur de silence et de rouille
dans ce feu sans lumière j’ai froid
et ma peau se dérobe sans qu’aucune chanson
ne me rassure

dans mes rêves je marche jusqu’à l’asphyxie
ma tête résonne comme un silo inondé
ma jouissance est un spectre déloyal
chaque fois que je marche dans une forêt
chaque fois que je marche dans l’herbe haute
je comprends que mes jambes n’ont pas de prise sur les choses
et que j’aspire à détruire en moi l’image
pour n’être plus qu’un diaphragme

ce que font peut-être mes amies seules le soir

je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château arpenté par le vent sans doute
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore

affranchi·e

avec ta bouche emplie d’abeilles
avec tes paupières criblées de clous
toi et ta terreur devant la moindre houle
je te parle putain :
RETOURNE TOI
MORDS
PORTE TES MUSCLES À L’ENVERS

offre-toi en guise
de corps
un canyon
multiplie-toi
multiplie les pierres de ta gorge
deviens tremblant-tremblante et CRACHE

tu parles aux objets
tu vis entourée d’iguanes
tu les nourris et tu les aimes
mais leur regard, leur regard blanc
leur regard blanc est insoutenable —
écoute :
bientôt tu mourras
le monde n’est pas une chambre
le monde n’est pas une coquille
le monde n’est pas un mythe d’orfèvre
le monde est une tourmente de poumons éclatants et lourds
le monde est un supplice refoulé
le monde est la langue blanche d’un cheval abattu
pour réconforter les affranchis tu dois
toi-même t’affranchir
déforme-toi
ensemence ta gorge
ensemence ton courage
abandonne tes robes sous une pierre
dépasse les images
sois ton propre fantôme, ne t’en remets pas aux langueurs, aux souvenirs
cherche les murs, les portes, les décombres et tous les rêves coupants
en toi un continent se décompose
éloigne toute église
commence ta vie

qui-vive

méfie-toi de tes doigts qui crissent la nuit
méfie-toi de la cendre qui retombe sur ton champ
méfie-toi de ce bijou qui te ment, de ce bruit noir qui trébuche
méfie-toi de ton visage
méfie-toi de ton miroir qui capte ton visage et qui le mange
méfie-toi de qui se baigne dans la mare au lever du jour
méfie-toi des souvenirs où rien ne pousse
détruis la lampe qui vacille encore là-bas —
fragmente
lave soigneusement ta nourriture
ne retiens pas tes mains

délivre les chevaux
car ils tournoient plus vite que ta langue
incante dans ton crâne une sorte de joie
loin hors d’ici
prends un souvenir triste et
tue-le
lave soigneusement ta nourriture
méfie-toi du vent d’ouest au bord du fleuve
méfie-toi des cafards, car ils tremblent
méfie-toi du sommeil, des cages, des valises, des zones, des amnésies
méfie toi de tout ce qui enclôt

tu vois, les grenouilles crépitent
dès qu’elles hésitent elles meurent
emportées dans le mouvement des grues, des gares, des avions
étoiles, hésitations, étoiles

Deux poèmes en prose — Charles Baudelaire

Poèmes nocturnes • Symptômes de ruine

 

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir.
J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. —
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.

 

 

Petits poèmes en prose • XXXIII • Enivrez-vous

 

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 

 

Petits poëmes en prose, édition critique par Robert Kopp, éd. José Corti, 1969.

façons de la pluie

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

la pluie me rappelle mon squelette, la pluie appelle la mort
la pluie est un oiseau froid, un écho du sang qui se vide
la pluie abrite l’irrémédiable et totale : absence
la pluie est pâle
la pluie couvre de mépris les charniers
la pluie parle de larmes

elle ravive les couleurs des herbes
je sens le champ devenir beau et caché
dans son scintillement et sa transparence la pluie
révèle l’origine des choses, elle
montre ce qui importe, la pluie évide le monde
de ses artifices

la pluie fait grincer mes os
la pluie amène la boue, les tombeaux
la pluie amène la pourriture, les miasmes
la maladie, les vers, la pluie entame,
la pluie ronge les falaises et les gonds
la pluie noie et sépare : regarde ce chien
dépecé et si seul dans la rue

je me sens
purifiée de mon corps même,
je suis lavée de mes douleurs, de ma médiocrité
je ne suis plus qu’une forme, une chair, une apparition
je ne suis plus qu’une âme détrempée
je peux m’éloigner, me reposer de ce qui existe
je suis légère et je respire
le monde respire
mes cheveux disparaissent
mes yeux disparaissent
mon lit dérive et je me fonds dans le mutisme de ma chambre
je relâche mes doigts agrippés à mes souvenirs
la pluie s’écoule jusqu’à la mer
où tout disparaît

la pluie pousse au repli, à la demeure
seringue des heures
crinière de l’ennui
la pluie déplie à l’infini les regrets
la pluie parle de larmes, mais elle fuit les regards
elle n’affronte aucune accusation
la pluie se targue de neutralité, la pluie s’arroge un droit de déni
la pluie me heurte,

la pluie
son indifférence ancienne
donnent des coquelicots très rouges sur le ciel gris
la pluie donne des courges, du riz, des nuages
la pluie rend la terre meuble, odorante
éteint les incendies,
l’eau de la pluie allège le soir d’été
la pluie fait un bruit d’esprits qui chuchotent
porte des messages de douleur et de bonté
écoutant la pluie mon cœur s’ébruite
en une verroterie d’eaux crachantes

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement