du temps à vivre

Le deal c’est ça : tu joues le jeu et l’Etat ne te laisse pas crever. Mais il ne faut surtout pas remettre en cause quoique ce soit. On ferme sa gueule et on “fonctionne”. 
Que dire, qu’écrire ? sur Le Salaire de la peur

dans les yeux des millions d’engrenages
se lever
(seulement ton fantôme peut-être,
seulement ton ombre)
se lever et se dire
encore une à tirer
se lever et tenter de ne pas penser
rêver est devenu trop rare
boire ton café et te demander
si tu tiendras encore
et combien
de temps

(il est six heures il fait
nuit)

le temps
ton temps qui est à vendre ton temps à oublier
ton temps à consacrer
ton temps à sacrifier
ton temps à jeter à ignorer ton temps à abandonner
ton temps qui n’est pas le tien
les horloges indiquent éternellement des heures
trop matinales
trop tardives
ce sont pourtant les heures qui
conviennent pour-plus-d’efficacité

le temps à vivre c’est dépassé

et le temps que tu passes à te dire que c’est pour la bonne cause
ton temps que tu passes à mourir doucement
lentement discrètement sans rien dire peut-être même sans savoir
pour ton patron
ton chef
ton maître
• • • • ton oppresseur
— bonjour monsieur

ce matin comme tous les matins le ciel est gris
et pas le choix
le choix c’est pour les riches
toi tu penses d’abord
à survivre
et quand survivre sera devenu trop lourd…
— oui — la question — et quand survivre sera devenu trop lourd ?

puisqu’il faut
travailler
puisque la société
le dit
puisqu’ils ont érigé la mort en idéal
que faire quand on te foutra dehors
que faire quand tu ne seras plus
Utile
voilà ta peur
la peur qui t’empêche de hurler
la peur pour diviser
la peur de ne plus travailler
parce que ne plus travailler
la société a dit que c’était honteux
et parce que la réalité
de ne plus travailler
c’est de crever pareil
et toujours pour les mêmes
— et c’est cela qui te fait croire
que tu as besoin du maître —
te faire croire à toi-même que tu ne vaux plus rien
puisque tu n’es plus
rentable
sans travail tu n’es plus personne aux yeux des autres travailleurs
aux yeux des autres
exploiteurs
ne plus travailler, la même misère les mêmes humiliations
alors que tu devrais pouvoir vivre enfin
• • • • • • • • • • • • • •  • •tout est clos

la liberté se paye elle aussi
la liberté si tu es sage
la liberté peut-être à la fin de la journée
la liberté qu’on t’accorde alors même que tu n’as plus le courage d’être libre et de vivre
la liberté donnée aux êtres déjà broyés
la liberté donnée comme du lard aux chiens

et puis la résignation
l’acceptation parce que
c’est comme ça
on ne peut rien changer
tu l’as appris à l’école il ne faut pas
se révolter
il faut subir et dire merci
courber l’échine et obéir
sinon pas de récompense
sinon la fin du mois
sera dure
est-ce cela vivre
être heureux avec ce qu’on a
se contenter des miettes
de la mansuétude des maîtres
il faut être content de ton salaire
il y a pire ailleurs
et le mériter
être un
bon travailleur
assidu efficace ponctuel docile
infatigable
pour bouffer

car il faut bien vivre disent-ils tes compagnons ridés
tannés usés
il faut bien vivre la vie
qu’on nous donne
mais au fond
tu en viens à désirer crever
pour ne plus avoir la misère le matin dans les yeux
pour ne plus penser

tu connais l’histoire 
ils vont dire un nouvel immolé
et faire semblant de se demander pourquoi et écarter les raisons noires
et dire que tu étais
un cas isolé
il avait des problèmes personnels vous savez
pour ne pas voir ne pas entendre ne pas admettre
qu’ils t’ont tué 
que tu es loin d’être le premier
pour ne pas admettre que c’est eux
qui t’ont déchiré mutilé brisé oublié écrasé
et ils iront expliquer
ce que tu aurais dû faire
comment tu aurais dû réagir
comment tu aurais dû dialoguer sereinement 
comment tu aurais dû ne pas trop montrer aux autres 
la violence les raisons de l’impuissance
ils iront expliquer de rester dociles
sans avoir jamais eu les mains sales
sans avoir jamais eu 
à rendre des comptes
eux

désirer crever
quand les prochaines minutes sont impossibles
pour ne plus exister ici selon leurs règles
pour effacer le corps
ton corps qui est à vendre ton corps à oublier ton corps à consacrer
ton corps à sacrifier
ton corps à jeter à ignorer
ton corps à abandonner
ton corps qui n’est pas le tien
tu es les mains
de ton patron

tu dors pour ton patron
tu aimes pour ton patron
tu te maintiens en vie pour ton patron
tu respectes ton patron — et les horaires
ton temps qui est leur temps c’est l’usine le trajet les nuits sans sommeil
les pauses café le déjeuner au travail le dimanche où tu penses au lundi
leur temps c’est l’arrêt de travail à cause d’un accident de travail
c’est quand tu oublies ceux que tu aimes pour obéir à celui que tu hais
ta vie devient l’usine et l’usine
ronge inlassable
tu es à sa disposition à sa merci

lui ton patron ne sait pas que tu fais semblant ;
dans l’être qui vit encore
tu te dis renverser
vaincre, abolir
mais tu te tais
parce qu’il y a
pire ailleurs
parce que si tu en es là
c’est que tu l’as bien un peu cherché
puisque tu avais pour toi l’égalité des chances
quand tu veux tu peux
parce qu’il fallait réussir
parce qu’il faut bien s’occuper bien que tout le monde s’accorde à dire que
ce n’est pas l’idéal
parce que le rire et l’amour et la colère ne peuvent pas être gratuits
ça c’est encore une utopie un coup de tête une fumée
au lieu de rêver il faut faire croire qu’on aime se vendre
il faut contribuer participer à ce qui te détruit
se rendre utile
il faut Faire il faut être
actif
travailleur ou bon à rien il faut choisir
tu vas quand même pas vivre
sur le dos des autres
hein ?
tu vas quand même pas
vivre ?

Écritures de concert. 
Les Contes de ma mère l’Oye — M. Ravel.
Shéhérazade — N. Rimsky-Korsakov
 

 

he walked so many roads

des papillons morts
sous les pierres ou
derrière les vérandas
au soleil

now he dreams of spiders
il rêve de la musique sous les mers et ailleurs
la musique d’algues et la musique de dimanches
il a salué toutes les reines des œillets les impératrices de l’heure rouge

dans son jardin
au matin sous la pluie après la rosée

graines et perles
cailloux et fruits
a sweet and thin
bitterness

donnez des tournesols aux enfants et des armes aux oiseaux du jardin
au matin sous la pluie
après la rosée
et des forêts bleues et âcres
des pins abandonnés des ombres
des herbes dans les marges les friches et les fossés
he walked so many roads and now he wears those bloodstains
without any kind of
                          pride
il a suffi d’un seul de nos cauchemars
une mer grise à l’aube
la tristesse résignée qui se lève la grande tristesse
des bateaux

l’angoisse de la solitude et de l’effacement

au-dessus des tombes les saules veillent
soleil muet

lancinant

 

29. 04. 13

dans le sable et le brouillard
les morts sont silencieuses
couvertes par la distance
au fond des ruelles le sang des enfants
se mêle
au parfum des oranges

du seigle dans les mains
des armes dans la boue

la grange
on y entreposera les iris
à côté des fusils

aride

tout proche où le sable se lève
là bas dans les ruines et les dents de notre grande sécheresse
nous sommes partis construire
les étangs soudains
les déserts de glace et les ciels de verre
nous guident le feu du châtaignier

et
superbes évadés
agrandis de couleurs et de blessures
courant dans les entailles hurlant les brèches
nous avons salué la stupeur du vent d’ouest
à la frontière de l’autre pays

le temps d’un feu

l’étrangère est restée chez nous le temps d’un feu
ses paupières baissées vers l’âtre
là où se levait le vent

sur ses mains brunes l’odeur âcre des friches
langues de la douleur et des serpents
et son regard grand fouillis de racines et d’étoiles
et sa bouche de cèdre et de violence

coquillages  sous les villes et cheveux de foudre
       dedans les loups les visages
l’odeur de seigle et l’oubli des roses
l’histoire longue des exils

à la frontière de nos yeux
elle racontait la mer avec sa voix de givre et d’aurore
sans lever le regard, sans voir nos larmes, sans buter sur les mots
parfois s’écorchant simplement le doigt sur un paysage

à la nuit tombée elle remercia les oiseaux
secoua ses colères déplia son ombre
nous laissa en cadeau pain et sel

poursuivit sa course
géante et délabrée

Saisir

et nos mains transies dans la terre envahie de rumeurs
des femmes là-bas
qui évaluent la distance entre leur ombre et leurs rêves

assise j’ai compté les insectes
sur mes yeux
fantômes
les précipices devant moi étaient nés avec les chardons

brouillards arides
la distance jusqu’au fleuve est celle du silence
terres arables
parfums âcres
usines glacées

la nuit
taillée
brûlante

tout autour

il faut que tu sois seul pour m’entendre
la ville ne laisse paraître ni colère ni chagrin

chantiers en rouille
tranchant des bruits
la ville inexorable
et dans ta tête les
carcasses
ogres
lucioles
stigmates laissées par les nuits en signe de bienvenue

rappelle-toi la nuit où nous avons rendu son odeur au torrent
rappelle-toi la raison qui nous pousse à fuir

désirs et murmures
le ciel noirci par les cris des insectes
leurs corps s’éteignent
vient le soir

Les tours

J’ai présenté ce poème au concours Poésie en liberté.

quand tu marches dans la ville
les immeubles s’étirent avec ton ombre
au fur et à mesure

tu te souviens alors
que le soleil d’hiver est le soleil froid
celui que tu n’as pas vu venir

il taillade consciencieusement les visages

sous chaque aurore depuis septembre
sont déployées des ramilles multiples frissonnantes
elles sont ouvertes
au givre et à l’absence
ce sont ces grandes et folles racines qui déterminent
l’hiver

et le crépuscule le crépuscule qui s’effondre sous les étoiles
lui aussi est un crépuscule variable
car l’hiver fige la poussière
tu ôtes une à une
les griffes des vestiges au hasard du béton

seules des pierres pour marquer le passage
à ceci près qu’elles sont instables

L’orage n’est plus très loin

la nuit quelques crapauds au bord des mares
l’orage n’est plus très loin
la foudre dans leur bouche
et leurs yeux de vacarme

huit heures
et le pain n’a pas levé
elle est agenouillée
avec un peu de farine dans ses cheveux et dans ses larmes

elle n’est pas apaisée
par la chanson amère des serpents
elle ne crie pas lorsqu’ils brisent son collier de leur morsure
elle regarde sans rien dire les perles bleues répandues

du sang sur sa robe et ses mains
dans ses poches les débris de son miroir

les crapauds se sont tus
livrant à la nuit l’élégance du ruisseau
impossible de se rendormir avant l’horizon

les libellules meurent en silence

 

26. 05. 2012.

Jour des crânes

Nous marchons à grands pas avec les morts
nous marchons avec les gazelles
nous marchons avec les cigognes
nous marchons à grand coups de graines et de ramilles

si les arbres nous tournent le dos c’est par pudeur
pour ne pas voir les araignées éclore

nous marchons avec les morts et nous avons gardé les restes dans notre poche
mêlés aux cailloux
aux odeurs de doute

nous marchons avec les morts
encore tant d’ombres à écrire
le vent ce soir, et cette écume