Je bêche dans les collines
pour enterrer mes larmes mes nœuds mes fatigues
toujours s’ourdit toujours en moi cette chose noire
un navire pourri de douleur qui transporte
sa cargaison limoneuse décomposée marginale
son grand déséquilibre d’oiseaux
les arbres poussent, se divisent, guident les orties vers mon cœur
je me noie dans les pluies et les images ; que croyais-tu qu’il arriverait ?
imbécile à demander aux chemins
de pleurer avec toi
mes veines mes veines vieux fouillis de contradictions
je sacralise jusqu’aux mésanges
je veux mon corps ouvert, annulé
pour mieux le réparer, sortir de l’épuisement
chercher un calme féroce
dans les bras des amies — et dans mon sang
la nuit les solitaires rêvent
de nouer le ciel autour d’eux
en un linceul
ils rêvent de fuir et de se laisser avaler
par l’insupportable tempête des ventres et des sexes
les autres mutilent fièrement tout ce qui en eux
s’étonne d’avoir à hurler ou détruire
oh les solitaires
retranchés du fracas des corps ivres-muets
retranchés de ce qui se montre
étouffés de noirceurs inconvenantes
retranchés des mains tendues et des phares crissants
retranchés des gorges et des griffes et des foules
oh solitaires au chevet du mystère
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.
Écriture automatique – III
Si tu me comprenais, tu n’aurais pas vécu ces bouches et ces sursauts. Avant. Longtemps avant nous. Tu ne te serais pas réveillé dans la pénombre de ces corps. Ils seraient restés muets pour tes mains, sans fouaillement d’aube. Tu verrais cette déchirure et cette beauté miraculeuse, et tu me prendrais dans tes bras en me disant : ça n’existe plus. Tu ne m’aurais rien arraché. Dis-le.
Vivre, contre mes vieux zéphyrs, une vie de profonds fragments. Retrouver le toucher et la transparence, comme le grain sanglant de grenade entre les seins de celle que j’ai aimée. Bribes d’une force inconnue, elles ondoient dans mes mains. Les chauve-souris remontent du centre de la terre et envahissent les montagnes, la forêt s’effondre, articulation infinie de questions infinies. Dents grinçantes le long du précipice, aubépine luminescente, la fille croule, hurle dans la nuit près de la cathédrale qui a des airs de steppe, le cœur étouffé par les marées, sa foi recluse est avalée par l’entièreté du suicide. Les anges organisent une collecte grandiose d’insectes et de ruines, et je vois bien l’horreur de ce qui avance, l’horreur de ce qui décroît, l’horreur de ce qui féconde et de ce qui s’empare, l’horreur de l’espérance et des glaives. Les âmes bougent, se meuvent infiniment, sans attester de brisure, sans divination, sans connaître de trêve, sans chaleur aucune, comme un seul automate de latex, et les oiseaux du nord cherchent des coquillages ici-bas, au milieu des grincements et de l’alcool. Je ne parle plus qu’à moi-même. Tourterelles, vous passez en moi. Le soleil se couche, répandu comme des boyaux sur la pierre des dieux.
Fleurs de pêcher
Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours
Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)
Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».
nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit
en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon
sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.
Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits
Matière de Bretagne – Paul Celan
Lumière des genêts, jaune, les pentes
bavent du pus vers le ciel, l’épine
courtise la blessure, des cloches
y sonnent, c’est le soir, le néant
roule ses mers pour la prière
la voile sang met cap sur toi.
[…]
(Me connaissez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre — m’avez-vous connu ?)
Mains, la plaie cour-
tisée d’épines, les cloches sonnent,
mains, le néant, ses mers
mains, dans la lumière des genêts, la
voile sang
met cap sur toi
Toi,
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
————————————– à dormir
Paul Celan, extrait du recueil Sprachgitter, 1959. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre dans Choix de Poèmes, Gallimard, 1998.
Note du traducteur au sujet du premier vers : « Voir le poème « breton » de Heredia, Soleil couchant : “Les ajoncs éclatants, parure du granit, / Dorent l’âpre sommet que le couchant allume…” in Les Trophées. Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les Juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive. »
recherche du corps
sans aucun dieu je cours à l’intérieur de moi
je me désoriente selon mon propre souffle
je me cabre comme une faille sous-marine
je veux savoir dites-moi amis
puis-je prétendre à l’air libre ?
puis-je prétendre au sommeil lourd
à la saleté
à l’expérience commune
à une corporalité de cris
qui serait frôlée, désirée ?
ne m’écoutez pas poliment ; hurlez-moi
lacérez la pierraille dure de mes jambes
pour me dire : je te veux aussi terriblement
qu’un arrachement à l’aliénation.
je dois briser
mon refus minéral de croire la chair,
ma surdité au temps, aux mains et aux paroles
je dois trouver en moi-même quelque chose entre sève et harnachement
— mais dites-moi, puis-je prétendre à l’entièreté dans vos regards ?
puis-je prétendre à l’évidence qui a cours entre vous ?
puis-je prétendre à votre sincérité ? pourrai-je pénétrer votre monde
où l’on ne trouve ni charniers ni blocs d’ombre familiers
ni gréements ?
suis-je digne de n’être pas seule ?
la lumière de la lune est douce — et froide. Comment entrer sereine
dans la clarté du corps
et de sa destruction ?
vous aimez tant dire les ventres, les assemblées, la perte de conscience, les entremêlements extatiques, les démonstrations, le jeu, le futile, les écarts, l’objet pornographique, l’inutile, le rire insaisissable, les trébuchements, l’évanouissement d’avoir trop bu, la souillure, les artifices, la simplicité, le vide meublé, et partout dans les rues on peut entendre : c’est ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue
et moi qui aime ça qui déteste ça
me manque beaucoup d’apaisement
pour le vivre comme vous
me manque beaucoup de joie
pour le dire comme vous — sans nécessité de paroles raisonnables
comment faites-vous ? quel est mon échec ?
chaque fois que je veux vous rejoindre amis
je m’éloigne de vous
en mes boyaux mon buste grande crevaison
Écriture automatique – II
I.
quelque chose se joue dans le bond des gazelles — est-ce une liqueur ou un jasmin frémissant ? Je cherche l’ivresse. Je cherche l’ivresse et les insectes me broient sous leurs petites dents bleues éparpillées par le sang et le soleil. Un fleuve d’organes et de loups blessés m’habite et me transforme ; sous la douleur je ne sais plus ce que signifie l’amour, je pense à ramper comme un serpent bleu dans l’oubli des overdoses, rien n’est mystère, tout est mystère, tout fuit à la manière des lilas. Torréfaction des volontés, astres crevés sous les pneus crevés des chars d’assaut, l’histoire ne se répète pas. Évadez-vous avec les épinettes. N’obéissez pas aux flics, ni aux scaphandres, ni aux supermarchés, ni aux oreilles : jamais ils ne répareront vos désirs. La liberté n’est pas à la mode et nos poings levés s’épuisent comme des chevaux brûlés. Les ogres traversent des cités de lait et de miroirs ; leur ombre joue à la marelle au couteau aux coquillages et tout se détruit dans un fracas de bouches, d’étoiles, d’immondices, de séparations et de calames. L’invisible éclatera grand tonnerre lorsque les enfants mangeront du seigle et des orchidées. Tout est à la lisière du hasard, le nom du monde est une forêt. Je jette des clous pour réparer les ressemblances.
II.
J’occulte d’un drap terrible l’horizon des clématites. Le jardin me regarde et se désassemble ; l’attentat à la pudeur prend la forme de mille oranges sanguines évadées dévorées par les aigles. Ai-je assez foi en la nuit ? Elle est contre mes yeux un rempart scintillant une montagne effrayante, un ossement formulé par le corindon la menthe et quelques autres iguanes féroces. Je la laisse pourtant m’envahir, telle un vin noir et réconfortant, un coquillage splendide, nuit cristalline au grand son d’orgue et d’agave et d’artillerie. Au sortir de la première route vers le sud, tu verras un mur parcouru de fourmis élégantes et de faillites ; tourne à gauche alors, et viens-t’en voir le diable, celui qu’on nomme Algue ou bien Écorchure et dont le sexe a le goût de l’affrontement.
III.
Ton corps me manque comme la saveur fulgurante des figues manque en pleine mer. Pour quelques secondes de tes mains, de tes doigts qui amendent obscurément l’aurore, de ta bouche d’oiseleur qui feint l’égarement lorsque tu me mords, quelques secondes de tout ton corps voué aux fleuves aux vérités parcourues à la destruction des clones à l’avènement de la pluie, j’offrirais aux noyés ma certitude. Ton nom d’osmose qui me sidère et m’étreint, je veux m’y plonger comme dans un étang de sang et de paroles. La brisure fondamentale et vivante de ta voix, je veux la sentir s’ouvrir dans mon cou et dans l’écheveau de ma tête.
Ô soliloque des cadavres, ô rachis aigre du souvenir, je vous conjure à présent ; allez, et laissez régner en ma poitrine le merveilleux et violent millénaire de l’amour.
chandelles
lorsque vient la pluie s’agglutinent les fantômes
parmi d’anciens fantômes
jusqu’au silence. Ils n’ont pas de couronne.
ils crépitent
le visage rocheux, fragmenté
on trouve partout sur les routes
ces esprits calcifiés par l’ennui,
tessons de tragédies mornes ;
dans ma maison je les ramasse
j’en prépare un brouet que laperont
les chats.
je m’éveille assoiffée
en moi tout s’agite, tout est exil :
pierres jetées sur la pierre
albâtre dénoué
en lents sillons parmi les ombres
dans le cambouis et la terre
fourmille la langue des morts
je suis nue au milieu d’eux.
Dans la mer
elle nage seule
une femme dans la mer, la nuit
l’eau noire déshabille ses épaules — larges, brutes, voulues
muscles révélés tels une parole
l’horizon persiste, l’eau
s’allume
Tisserande
je voue mon corps au long cette angoisse
aux arbres frissonnants
ceux qui élèvent en hiver leurs bras roides de vieux crucifiés
craquelés de givre au milieu de champs vides
je me tiens près d’eux toujours
rongée par le même lichen, habitée des mêmes corbeaux
de la même grande lumière étonnée
au long de cette angoisse je voue mes pas
aux marins perdus en mer
dans l’océan gris sous les cieux gris, dans son remous de perles et de noyés
je dérive moi aussi selon la houle, près des abysses et des étoiles
près des roches brûlées
en essayant d’y trouver prise pour revenir à la terre
revenir à celui qui se souvient de moi
au long de cette angoisse je voue mes mains
aux araignées bleues sur le chemin des morts
je suis, je le sais, tisserande
de mes propres chagrins
mais je te le promets, amant
toutes les nuits désormais
doigts vifs ou doigts gourds
j’invoquerai la rosée et déferai la toile
pour que tu puisses
au fond de mes bras et de mon âme
te blottir, et que nous puissions encore grandir l’un en l’autre
deux vastes orangers au début du monde
Entrailles de la montagne
et je sais, colère intarie et solitaire
je sais que des entrailles de la montagne jaillit l’orage très vieux
dur comme le premier arbre,
céleste comme le sein d’une femme endormie
l’orage qui se lève pour prononcer sa parole d’ossements
charriant son odeur métallique d’humus et de bois sourd
je suis debout
pleine d’incertitudes corrélées
mais je sais que des entrailles de la montagne jaillit le son épais de l’orage
lorsque les gouffres enflent jusqu’à l’éclair et s’effondrent
en un lent fracas de nuit
brille le ciel noir
luit la montagne
je demeure
tandis que la pierre gonflée du tonnerre déploie son mystère d’enfance et de mort
tandis que la pluie se mêle à l’or terni du soir
tandis que dans les forêts s’échafaude un long murmure de hérissons et de dieux fatigués
le long de mes bras remontent mille frémissements obscurs
au fond de mon torse mille fouissements
flancs bruns frappés de vent et de lumière
flancs de roches mal exaucées
flancs torrentiels assiégés de brume
oh cri inachevé du monde
auprès de l’orage
auprès de l’orage je demeure, épuisée, nourrie de pluie