Que me dit la pierre irrégulière ?

Une anfractuosité, un trou de verdure où luit le jour. Elle s’y glisse, la petite. La roche la blesse, le soleil l’apaise. L’eau fraîche ruisselle entre ses doigts. Le mouvement de l’eau érige des miroirs. Que me disent les oiseaux sauvages ?

Les femmes l’ont escaladée, la montagne, des jours durant. La petite les a suivies. Les femmes se sont aimées, elles sont alors devenues géantes et fières.
viens.
Main douce et rugueuse. Que me dit la pierre irrégulière ?

Elle a pris la main, beaucoup de force dans ses yeux, la petite. Beaucoup de sanglots dans sa gorge, beaucoup d’exil hérité. Beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. Elle crache, mord, se débat. La montagne réplique par un murmure plus dense. Les mots des amies se perdent. Pourquoi pleures tu ?
Je pleure parce que mon cœur a faim. Je pleure parce que l’amour tout entier est encore à venir,
dur et incommensurable,
l’amour vrai qui est déchirement. Partout sur les flancs arides poussent les colchiques les genêts les pins bleus les blessures de fusils.

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

Prière

le ruisseau se tait quand survient la ligne de ton cou
toi qui es taillée dans la nuit
la plus limpide.
tu me laisses toujours muette, tendue
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc, et la gorge nouée devant l’été de ta bouche.
Tu le sais peut-être — toi qui as l’esprit du chat curieux, de l’eau vive.

La mer grise en hiver
ma musique élimée
un peu de miel — le plus parfumé
voilà, amie, tout ce que j’ai à t’offrir.
et pourtant j’ai l’audace de vouloir venir à toi
chercher sur ta peau une fraîcheur qui bruisse
une fraîcheur de saule
j’ai l’audace de vouloir confier à tes mains mes armes
la ville silencieuse que je porte en moi
les fruits mûrs que des années durant j’ai cueillis
j’ai l’audace de vouloir semer sur tes lèvres
des orangers libres !

mais je reste noyée, sur le seuil.
Tu le sais peut-être, toi qui vois dans quels sourires
se loge la mélancolie.
Tu es la joie, et moi fragmentaire
pleine d’absences
pleine de ferraille
je voudrais t’ouvrir des chemins à la force de ma tendresse
je voudrais te prendre tout au fond de minuit
m’enfouir dans ton rire dénoué
toi solide comme le corail rouge
toi fébrile comme l’herbe après la pluie
c’est de ton récit que mes nuits se peuplent.

Je ne pourrai jamais effleurer la ligne de ton cou, amie
et j’ignore encore ce qui t’ancre au monde
j’ignore ce qui te lie aux vivants, ce qui t’attriste et t’anime
mais je cherche au moins
à ne pas te faire fuir
à te rassasier de musique et de miel
à tenir avec toi quelques conspirations
— tu le sais, toi qui analyses le vent
dans les voiles, les hésitations les manières des vivants,
la cornemuse, les crépitements.

Fille soudaine
Femme frémissante de hasards
Tu me laisses muette, tendue oui
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc
la gorge nouée devant l’été de ta bouche.

terre jaune

arrive l’été avec ses craquèlements
arrive l’été avec son cortège d’ombres au plus profond des puits
arrive l’été et son tambour aigre
arrive l’été et ses nuits griffues
sèches et si douces qu’on pleure de ne pouvoir les mordre les goûter les garder les cacher les offrir à celle qu’on aime
arrive l’été et pour la cinquième année ma poitrine est une jachère brûlée
arrive l’été et son sillage de petites créatures tapies discrètes
fourmis âpres
arrive l’été et sa cavalcade de seigle nu

un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.

fleuve pourfendu

je célèbre un gros fleuve qui remue, harnaché
comme un météore
un fleuve au ventre de lumière tremblante de zone industrielle
au ventre de cathédrale de Troyes
un fleuve qui se dirige, obscène et dense,
vers l’éclatante beauté des carcasses
celles que tu vois ici suspendues dans les camions blancs, écorchées les jours de marché
longtemps les bœufs ont travaillé dans le givre et le blé
sans rien dire ils guettaient le
surgissement d’une folie véritable
leurs carcasses sont d’une beauté rouge et bleue, avec des dorures
et des coquelicots
leurs carcasses naissent de la même matrice que les algues et les anges

entrepôts disposés tels des éclairs silencieux
sages et limpides parmi les arbres noircis
ils sont mille et très solitaires
les rues basses des villages se parent de leur voile lourd et nocturne
— j’ai échoué à franchir ta bouche
les rues se blottissent contre leur unique réverbère
avec leur courage de pierraille
leur effort de laine cardée
sidérurgie très céleste
les miroirs en revanche se sont tus

cesse de mendier la douceur, toi qui me fais
l’honneur
de partager ton pain brûlant

Brigitte Fontaine – Comme à la radio

Peut-être mon texte préféré de Brigitte Fontaine.


 


Ce sera tout à fait comme à la radio
Ce n’sera rien
Rien que de la musique
Ce n’sera rien
Rien que des mots
Des mots
Comme à la radio

Ça ne dérangera pas
Ça n’empêchera pas de jouer aux cartes
Ça n’empêchera pas de dormir sur l’autoroute
Ça n’empêchera pas de parler d’argent
Ce sera tout à fait
Comme à la radio

Ce ne sera rien
Juste pour faire du bruit

Le silence est atroce
Quelque chose est atroce aussi
Entre les deux, c’est la radio

Tout juste un peu de bruit
Pour combler le silence
Tout juste un peu de bruit
Et rien de plus
Tout juste un peu de bruit

N’ayez pas peur
Ce sera tout à fait
Comme à la radio

À cette minute
Des milliers de chats se feront écraser sur les routes
À cette minute
Un médecin alcoolique
Jurera au-dessus du corps d’une jeune fille
Et il dira
“Elle ne va pas me claquer entre les doigts, la garce”
À cette minute
Cinq vieilles dans un jardin public
Entameront la question de savoir
S’il est moins vingt ou moins cinq
À cette minute
Des milliers et des milliers de gens
Penseront que la vie est horrible
Et ils pleureront
À cette minute
Deux policiers entreront dans une ambulance
Et ils jetteront dans la rivière un jeune homme
Blessé à la tête
À cette minute
Une vieille dame ivre morte gémira seule
Au dernier étage, sous son lit
Et ne pourra plus bouger
À cette minute
Un Français sera bien content
D’avoir trouvé du travail

Il fait froid dans le monde
Il fait froid
Il fait froid
Ça commence à se savoir
Ça commence à se savoir

Et il y a des incendies
Qui s’allument
Dans certains endroits
Parce qu’il fait trop froid

Traducteur, traduisez

Mais n’ayez pas peur
On sait ce que c’est que
La radio
Il ne peut rien s’y passer
Rien ne peut avoir d’importance
Ce n’est rien
Ce n’était rien
Juste pour faire du bruit
Juste de la musique
Juste des mots, des mots, des mots, des mots
Des mots

Des mots, des mots
Tout juste un peu de bruit
Tout juste un peu de bruit
Tout juste un peu de bruit
Comme à la radio

Ne partez pas
Ne partez pas
Ne partez pas

rascasse

à Claude Favre

 

 

elle est la poétesse qui écrit la nuit — le jour elle coupe du poisson
des entrailles de poisson des yeux énormes des
chairs à vif argentées très irisées
elle coupe
le rouget dense sanglant
et quelque chose se tord perpétuellement sur ses mains

oui elle parle de bouches oui hurlantes
la poésie est sa cavale de scarabée fou femme acérée
elle s’empare la nuit du linceul de la Seine et le secoue contre les palais et puis
elle mange à n’importe quel moment de la nuit elle rue elle met à terre son cavalier
la poétesse qui taillade le poisson pour gagner de quoi vivre écrire
la poétesse qui parle des gens qui tombent et qu’on ne ramasse pas
la poétesse qui est sous les ordres d’un chef un
bête chef de qui elle reçoit de bêtes ordres

dans sa nuit sans boussole vont les marins
grand’voiles blanches hivernales
les cartographes sont restés ce soir après la mer
ils ont le cœur brisé et boivent du mauvais vin
elle leur jette ses carcasses
la poétesse qui tue les poissons et

oui
c’est le boulot juste le boulot oui
de la poétesse qui sort son couteau pour écrire
poisson litanie poisson liturgique
poisson entrailles

la glace endurcit blesse fige tout frémissement
et il y a toujours la mort partout dans l’entrepôt
mais la poétesse est là en silence dans le coin à gauche au pied du mur
qui taillade le soleil et les poissons

Lanston Hughes — Kids Who Die

This is for the kids who die,
Black and white,
For kids will die certainly.
The old and rich will live on awhile,
As always,
Eating blood and gold,
Letting kids die.

Kids will die in the swamps of Mississippi
Organizing sharecroppers
Kids will die in the streets of Chicago
Organizing workers
Kids will die in the orange groves of California
Telling others to get together
Whites and Filipinos,
Negroes and Mexicans,
All kinds of kids will die
Who don’t believe in lies, and bribes, and contentment
And a lousy peace.

Of course, the wise and the learned
Who pen editorials in the papers,
And the gentlemen with Dr. in front of their names
White and black,
Who make surveys and write books
Will live on weaving words to smother the kids who die,
And the sleazy courts,
And the bribe-reaching police,
And the blood-loving generals,
And the money-loving preachers
Will all raise their hands against the kids who die,
Beating them with laws and clubs and bayonets and bullets
To frighten the people—
For the kids who die are like iron in the blood of the people—
And the old and rich don’t want the people
To taste the iron of the kids who die,
Don’t want the people to get wise to their own power,
To believe an Angelo Herndon, or even get together

Listen, kids who die—
Maybe, now, there will be no monument for you
Except in our hearts
Maybe your bodies’ll be lost in a swamp
Or a prison grave, or the potter’s field,
Or the rivers where you’re drowned like Leibknecht
But the day will come—
You are sure yourselves that it is coming—
When the marching feet of the masses
Will raise for you a living monument of love,
And joy, and laughter,
And black hands and white hands clasped as one,
And a song that reaches the sky—
The song of the life triumphant
Through the kids who die. 

l’ouverte

la nuit elle s’éveille seule
la nuit le soleil est blanc
gisent des écorces acides dans les draps dans la chambre
les écorces jaunes blafardes d’un citron de peinture flamande
une douleur simple et chuintante la prend quelque part
sous la peau

aube
elle découpe les fruits
en quartiers
soignés

            épine

cela se passe la nuit dans la nuit très éclatante la nuit blanche
ses mains sont une plainte aux dieux
et jusqu’au bout je bois
son regard d’ogive brisée qui m’accompagne

 

(16. 12. 2016/24. 01. 2017)