Un olivier

Les dieux en maraude ont aussi besoin de repos,
et à l’aube
à l’aube quand tous les yeux dans les ruines s’apprêtent à dire quelque chose
on voit repousser un olivier
qui compose une nouvelle fois
l’heure fondamentale de l’amour

la terre où l’on plonge les mains est une cendre trop lisible.
autrefois il y avait une longue plaine arable, un lieu où manger et boire

l’eau est désormais rare
et l’olivier exige une mémoire plus large que nécessaire

l’olivier guide la marée montante des larmes et des collines
tout une clameur se fond dans l’ardeur acide du souvenir
le monde entier célèbre des têtes arrachées
et les photos, partout

le jour se met à scintiller comme une tombe —
prouesse technologique.

les drones n’ont pas besoin de boire.

À l’instant où la couleur du soir est la plus dense
les routes nouvelles sont des routes cachées
les oiseaux partout s’en vont annoncer qu’un enfant
a porté dans un sac plastique les restes de son frère
et l’abîme se cabre
et la nuit sculpte son premier rêve en forme de ligament
le garçon se pare d’une tiare de rameaux neufs
un long chant s’élève de réponse en réponse
et la chair arrachée devient foudre et refus.
Dans les ombres grasses et collantes du champ accablé
un olivier croît là où nous sommes
au bord du sentier noir
qui mène vers l’autre bout de la douleur.

L’artifice majeur — Jacques Dupin

Elle qui me connaît trop, sœur cassante, comète scrupuleuse allant d’un ciel mental engorgé à un cœur où l’angoisse a fait le vide, je renonce à la tuer.
Cette chose nue, introuvable et paralysante, sa mort ne m’a rien coûté. De son bannissement, de son agonie perpétuée, je tire un bonheur faillible, des lèvres durcies au feu. et la chance d’un plus haut voyage.

 

Les Brisants (1958), dans Gravir (1963), republié dans Le Corps clairvoyant (1963-1982), Gallimard, 1999.


(Ces jours-ci la vie est une lumière incorrigible, un miel de résineux, une colère libre.)

labyrinthe

j’ai pénétré sans prévenir
dans l’une de ces maisons toutes identiques
une alarme a retenti, puis une autre et puis
des alarmes innombrables
une armée de voix désertiques et loyales
personne n’est venu pour éloigner la cambrioleuse
personne n’est sorti des maisons avec une batte ou un chien
j’ai fouillé toutes les chambres
fauché une ou deux chemises blanches
plusieurs femmes mortes s’occupaient de plier les napperons
la cuisine sentait l’huile chaude
j’ai fait ainsi le tour du quartier puis dormi sur un perron
trente-sept chemises propres sur le dos
et mon corps plein de cosses à ouvrir
et de nerfs et d’écarquilles
dont les alarmes couvraient le chuintement éperdu

le crépuscule de cette ville me mord
la nuit vire à l’aigre et moi au hasard
par ici — plus loin :
à droite un chirurgien une horloge une anguille
à gauche un placenta un chêne jeune une mue de serpent
des miroirs dispersent au vent mon visage
il suffit d’une couverture en fibre de verre pour étouffer les feux naissants
d’un détecteur de fumée
d’un bouton de sécurité pour chaque prise électrique
quand le monde brode ses ruelles embrouillées
tu dois te plier bien dans l’ordre
dans le labyrinthe des conversations
où chaque ombre est un seuil que tu ne peux franchir
l’insouciance feinte décompose le langage
ta voix est trop froide, une voix de voleuse dévoreuse amère
on sait pas ce que tu dis
on sait pas, on sait pas quoi faire des sons qui sortent de ta bouche
tu entends ? pourquoi tu ris pas ?
nul ne sait comment contrer la stridence du vide
mes dents recueillent la dernière lumière
je recule
j’hésite
je saute
trop tard
dans mes vertèbres je sens le fleuve
pour l’enjamber il m’eût fallu
quatre chevaux désespérés

Défaites mains

la montagne hurle une alarme froide
un long vol d’oiseaux coupés traverse la nuit
clou-tourmente dans tous mes rêves

visages cendreux ou roses —
l’homme qui écroule brûle broie noie
en a mille

sombre la barque
long souffle noir au corps des cent vingt engloutis
contre les barbelés l’aube est un fatras de chairs déchirées
tous les jours des hommes s’effondrent dans la rue dans leurs manteaux de plaies et d’ecchymoses
tandis que leurs amants embrassent leurs paupières

et dans ce monde asséché de toute lueur
nous demandons :
qui va pour marcher en foudroiements serrés amoureux
brûler le mirador, l’usine, l’attente, la peur, la préfecture
et retenir le sang, guérir l’humiliation ?
aucune chanson ne sera suffisante
je ne croirai que les mains
qui défont les ultimes membranes du viol
mains libres
marchez que je vous voie
rassemblez-vous à l’épicentre du néant
sublimes pierres de l’affront
flèches décochées depuis les crêtes
défaites tout, mains de chagrin
affolez la mémoire
dans toute prison propagez le feu

Souvenirs imaginaires

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture — novembre 2021.
D’après la forme des récits de vie de Maïakovski.

 

 

Premier souvenir

On a coupé l’arbre du jardin, l’immense sapin — plus de onze mètres — qui plongeait dans l’ombre toutes nos habitudes. Mes parents ont aussi donné le poêle en fonte près duquel nous prenions nos repas, remplacé par des radiateurs électriques. Le bruit lent et majestueux de l’arbre, la chaleur et l’odeur ambrée du feu, les gestes de ma grand-mère qui, courbée dans sa robe de chambre blanche, déposait le matin les premières bûches de la journée, avaient jusqu’ici contenu ma solitude de petite fille, l’enrobant d’une sorte d’obscurité grandiose et douce qui l’anoblissaient en la rapprochant de l’atmosphère des contes, et la rendaient pour mes sens non seulement indolore, mais voluptueuse. Le pragmatisme nouveau du lieu m’emplit de chagrin pendant des mois.

Deuxième souvenir

J’ai dix-sept ans. Je me ronge les ongles pendant qu’on marche dans la ville jusqu’à la plage. Je m’amuse à suivre mes amies en collant mes pas à leur ombre. On dépasse le vieux fort. Odeur de la crème solaire sur ma peau. Odeur des algues. Ma grand-mère est morte ce printemps. Moi qui n’avais jamais appris à prier, j’ai caressé longtemps ses mains après qu’on lui ait fermé les yeux. Les mouettes font retentir dans l’air chaud leurs voix jaunes et piquantes. J’éprouve de la rancœur envers ces oiseaux qui crient sans être en deuil.
Quand on passe la dernière maison, enfin, la mer surgit : l’eau et le ciel maillés ensemble, en un seul visage. C’est la première fois. Dans la lumière, les vagues se fracassent comme des muscles de verre. Mes poumons reprennent leur place. Mon cœur reprend sa place. La respiration des roches, le tumulte des reflets, l’avancée des falaises, les peaux nues et les maillots colorés ; monde qui poudroie et se renverse, vaste comme les épaules d’une femme qui se lève.

Troisième souvenir

La salle d’opération me semble petite. Les hôpitaux même très blancs donnent toujours une impression de saleté incrustée et fonctionnelle. Nous portons tous des vêtements en plastique bleu, comme pour une cérémonie. Les nerfs de mon bas-ventre sont plongés dans le silence. L’embryon est aspiré par un tube. Je n’aime pas particulièrement posséder des organes, et encore moins des embryons dedans, ou d’autres choses qui pourraient se transformer en personnes. Étrangement, cette journée elle aussi se termine, remplacée par une autre. Je n’en ai pas parlé, sauf à mon ami du dessus, le mathématicien, celui qui a récupéré le mois dernier un chien blessé et l’a appelé Nok. Je rentre en taxi et me réveille chez moi, avec la sensation d’avoir, dans mon corps, remis les récits, les velours, les voix, les espoirs à leur place.

Je ne suis pas d’une grande pauvreté — Louis Scutenaire

Je ne suis pas d’une grande pauvreté
Je n’ai pas de besoins torturants
Il y a des gens qui m’aiment
J’ai une taille et des habits qui me conviennent
Je regarde les rivières
Y jetant quand il me plaît et bien d’aplomb une grosse pierre
Pendant que d’autres font des ricochets
Que je contemple et les mille spectacles qui me sollicitent
J’ai fait des choses qui me sont sympathiques
Je vis avec une femme que j’aime
Et j’ai cinquante années
Et je suis triste.

 

 

Louis Scutenaire, Mes inscriptions, 1945-1963.

Vague

Ce soir encore j’ai marché impuissante, horrifiée, au coucher du soleil. Chaque soir la mort exhibe au fond du ciel gris tout le luxe de sa lumière brûlante, et la ville se pare d’agonie comme d’un velours. J’étais vêtue de muscles inutiles.

J’aurais peut-être aimé manger un œuf maintenant, comme un silence. Avec du sel, des herbes, et du pain pour savourer le jaune. Mais je n’ai ni œuf, ni pain dans ma maison, ma maison grondante de rien, suintante d’hésitations. Moi enclose dans ma maison enclose, où j’ai laissé errer mon corps, laissé des mains inconnues toucher mon corps et me parler sans que vraiment, non. Je veille à ce que les murs ne me touchent pas, car les murs ne sont pas tout à fait des mains. Je n’ai ni pain, ni œuf, et je ne pourrais dire oui à rien d’autre.

Je ne mangerai rien alors, pas avant le matin. L’obscurité est un langage. Rien à digérer.

J’ai peur que mes dents tombent et pourrissent plus vite que je ne le pense. J’ai peur que mes mains noircissent dans quelques mois, en commençant par les jointures. Mes mains tomberont comme la neige. Ma musique se décomposera.
Je serai malade quelque temps. Je ne m’en apercevrai pas d’abord, puis je mourrai. Mon corps sera momifié dans de l’ambre. Je deviendrai un fossile. Les machines dévoreront tout ce qui reste et le cœur de ceux qui m’aiment, et broieront aussi les fossiles. Elles couleront au fond de la mer. Je n’aurai jamais porté de fœtus dans mon ventre, et d’ailleurs si j’en avais porté un je l’aurais déchiré avec les dents — j’espère que vous m’entendez bien. Je vomis la vie de femme qui m’est offerte ; je n’ai pourtant pas le courage de construire une vie plus vaste. J’aurai été anecdotique et gluante, ramassée, passive, un glaire d’animal. Un organe sans forme. Tout à l’économie. Pas plus de langues ni de crimes qu’il n’en faut. Et qui peut comprendre un organe sans forme ? Qui peut étreindre un renoncement ?

Qu’au moins je devienne une vague, oui, une vague, j’aurais aimé. Nul besoin de me défendre. Puissance fixe et fluctuante, sans but ni carapace. Ni ouverte ni fermée, ni vivante ni morte. M’écrouler doucement et perpétuellement, dans un murmure d’amante, tout contre la lumière.

l’espace à dénouer

« On eût dit que l’offense initiale du meurtre entraînait dans son sillage, et donnait à toute action subséquente, quelque chose de monstrueux, de paradoxal et de faux, contraire à la fois à la raison et à la nature. »

W. Faulkner, Lumière d’août, 1932

 

 

Des soldats égorgent un homme
qui n’avait sur lui que les clés de sa maison. Que valent les morts dans ma bouche ?

Je les mâche

et recrache quelques pépins. Je ne digère

que quelques lambeaux de

leur vérité, je les parle

et les consomme

et les oublie

dans une torpeur épuisée d’images
sur cette Terre
où j’habite. MAIS
EN VRAI

en vrai mes amis
je voudrais entrer dans chaque visage imperceptiblement
dans l’instant où le cœur plonge et s’éteint
et consoler tous les yeux toutes les lèvres
de toute leur amère mémoire

cette Terre travaillée d’un plexus de tortures
l’erreur consiste à penser qu’on peut y vivre comme un arbre
vivre d’un tremblement éternel mais sans jamais
se désarticuler

toute la tristesse circulaire
l’ennui qu’on remâche
n’est pas une plante
n’est pas une maison
seulement une monnaie

il faut vivre aujourd’hui
dans le monde dépossédé du monde
il faut faire lieu dans le ventre des glaciers morts
dans le bruit du désossement
pour l’homme qui dort sous un pont quand gèle le fleuve
il faut vivre aujourd’hui pour l’enfant tué par le flic
ici dans ce nœud de l’espace où le poing se lève
l’eau se sépare comme un linceul ouvert
l’eau déborde

éclat des morts

toute vie tressaille
lorsque résonne l’éclat en profondeur de leur tête,
l’assourdissant écart entre le joug et la gorge,
toute vie tressaille
et la plainte la plus ténue
abolit les astres

rien ne se révèle dans cette
perpétuelle aube aveugle, glacée
les minutes et le feu coagulent
en une argile sanglante où les mains se figent
tous vous éprouvez la répétition du sommeil décousu, infertile
la respiration du fleuve n’est plus qu’une mémoire
un écho entre les missiles,
un geste que vous jurez de porter
dans votre gorge —

enclore le souffle, enclore les larmes
courber les corps, entraver l’écume
déployer la mort : état normal du monde colonisé
pour les Arabes la torture
et l’air vicié, la poix métallique des jours
et la peur
immobile

à mille et mille lieues
vous qui mourrez sous les balles et les brûlures
vous qui hantez comme des roses les cendres de vos maisons
à la recherche de vos enfants et de la moindre goutte d’eau
vous êtes ici dans chacune de nos respirations
et votre douleur remue notre nuit comme une épine.

envers endroit
ils vous ont refusé le maillage vital des langues et des chemins
refusé l’ardeur et le repos
et sur vos plaies ils bâtissent une grammaire de l’effroi
criant voracité de néant et de sel.

Jamais
nous ne demeurerons tranquilles
peuples affamés de justice et d’étreintes
devant vos ombres qui diminuent
devant vos voix qui se tarissent
devant vos chandelles qui s’éteignent
nous devons être un havre —
nous devons.

vous peuples de Palestine
au centre des mondes je vous vois tomber
et je tremble
et je vous prie et je voudrais
vous parler, vous veiller
et puis me taire
mes sœurs mes amis mes frères
vous êtes au centre de nous.

la noyée

(bête petit exercice sonore.)

 

collante de boue et de sel
cachée comme un crime au fond d’un cloître
corde au cou, cheveux défaits veines noires je me
crus je me crus un monstre je me mis à
conspirer contre les dieux, je
construisis une clameur une longue parole qui
claque comme une voile et
contredit comme un éclair, je
construisis une langue de perles de rebut de déchets une langue inférieure qui
crût multiple indivisible sereine comme une liane, vibrante
comme une caravelle harnachée de
coquelicots et de camphre, je conçus une langue distincte
crachante et mêlée de lueurs, moi sirène je fus ici
coupure vive du cauchemar
corail vert
cathédrale à moi seule
cassure féroce je fus, grand rêve crevé je demeure
couleurs troubles
questionnant toute mémoire.