sentier

les jours sont victorieux je suis venue cette fois mouvante derrière ton regard
cachée par l’argile transparente
lovée dans le courant clair
je ne trahis pas les rameaux de ma gorge
ni le sentier des bergers
je défais mes tresses
tes soupirs sont comme des miroirs qui regimbent
je m’élance pilleuse d’anémones dans le haut frisson où tu nages
et dans l’aube tu trembles comme une carcasse ouverte
déployée en surplomb du monde
forme de palais
forme de souverain
forme et non substance
si je tire le fil
une voile claque au départ d’une île
et tu t’effondres sur ma langue comme un rayon de miel
je suis revenue moi l’euphorie et tu m’attristes ô roi de glace
de te croire capable de commettre un meurtre

mes louves mes compagnes te lapent avec douceur
bien qu’elles n’aient rien contre un peu de sang ce qu’elles aiment
c’est le théâtre
les vérités du décor, les intonations, les histoires
la fillette campée bien droite
qui proclame que le roi est nu

olivier incertain

parfois les dieux en maraude
font une halte chez nous
et à l’aube
à l’aube quand tous les yeux dans les ruines s’apprêtent à dormir enfin
on voit une barque échouée reprendre la mer
on voit un olivier repousser dans l’ombre de la montagne
et une nouvelle fois composer l’heure fondamentale de la parole

nous nous aimions ici
nous travaillions chaque jour dans l’une des failles arables de la domination
dans un coin de terre meuble et lisible
dans une cité terrestre et dure où pourtant
nous pouvions manger et boire
nous tissions vaille que vaille des contes nouveaux.
L’olivier certainement
exige une mémoire plus vaste que nécessaire.

un long chant s’élève
dans les ombres grasses et collantes du champ accablé
les oiseaux partout s’en vont annoncer qu’un enfant en quittant la ville harcelée
portait dans un sac plastique les restes de son frère
et de réponse en réponse l’abîme se cabre,
et la chair arrachée devient foudre et refus
et les femmes parcourent le ciel dans son épaisseur saturée d’ossements
et disent : vois, la forme vivante qui permet l’amour est détruite
tous ceux qui s’en allaient en mer avec leurs filets furent frappés de balles
l’eau est une plaie béante
et me voilà qui nourris mon père de pain inhabitable

la destruction de nos gestes est calculée par des ordinateurs et des chiens
nous cherchons un rêve en forme de langue pour dire ce que nous ne pouvons plus dire
nous cherchons au fond du réel désarticulé un arbre aux rameaux d’argent,
une musique lente et vive comme une racine
pour tresser à nos enfants des tiares, pour construire d’insaisissables vaisseaux
mais nous sommes arrimés au temps de la fuite
enfermés par les armes dans une nuit malingre et brutale
en exil dans notre propre souffle
toujours allant vers une nouvelle absence

toute une clameur fébrile se dissout dans l’ardeur acide de la mort
des hommes replets célèbrent la douleur des amants séparés
des femmes proprettes jubilent de l’approfondissement des charniers
et les photos, partout
partout dans le monde le jour se met à scintiller comme une tombe
une journaliste sur un plateau télévisé s’émerveille
de cette prouesse technologique

nous tombons tous
mais ce sang métallique et clair
aiguisé comme un silence
n’est pas le leur

j’entends l’olivier dans le bruit des drones
guider la marée montante des larmes et des collines
je te vois qui marches le long de ces rivières devenues vaines
au milieu de tous les vivants perdus
je vois comme vous êtes seuls et comme nous au loin sommes absents
figés dans une perpétuelle description
les fantômes encerclés désertent la terre bornée

nulle part les drones n’ont besoin de boire

d’organe à organe
de rive à rive
quel pont allons-nous emprunter
et par quels ligaments la nuit tient-elle encore debout ?

L’artifice majeur — Jacques Dupin

Elle qui me connaît trop, sœur cassante, comète scrupuleuse allant d’un ciel mental engorgé à un cœur où l’angoisse a fait le vide, je renonce à la tuer.
Cette chose nue, introuvable et paralysante, sa mort ne m’a rien coûté. De son bannissement, de son agonie perpétuée, je tire un bonheur faillible, des lèvres durcies au feu. et la chance d’un plus haut voyage.

 

Les Brisants (1958), dans Gravir (1963), republié dans Le Corps clairvoyant (1963-1982), Gallimard, 1999.


(Ces jours-ci la vie est une lumière incorrigible, un miel de résineux, une colère libre.)

labyrinthe

j’ai pénétré sans prévenir
dans l’une de ces maisons toutes identiques
une alarme a retenti, puis une autre et puis
des alarmes innombrables
une armée de voix désertiques et loyales
personne n’est venu pour éloigner la cambrioleuse
personne n’est sorti des maisons avec une batte ou un chien
j’ai fouillé toutes les chambres
fauché une ou deux chemises blanches
plusieurs femmes mortes plumaient des oiseaux
la cuisine sentait l’huile chaude
j’ai fait ainsi le tour du quartier puis dormi sur un perron
trente-sept chemises propres sur le dos
et mon corps plein de cosses à ouvrir
et de nerfs et d’écarquilles
dont les alarmes couvraient le chuintement éperdu

le crépuscule de cette ville me mord
la nuit vire à l’aigre et moi au hasard
par ici — plus loin :
à droite un chirurgien une horloge
à gauche un placenta un chêne jeune une mue de serpent
des miroirs dispersent mon visage
il suffit d’une couverture en fibre de verre pour étouffer les feux naissants
d’un détecteur de fumée
d’un bouton de sécurité pour chaque prise électrique
quand le monde brode ses ruelles embrouillées
tu dois te plier bien dans l’ordre
dans le labyrinthe des conversations
où chaque ombre est un seuil que tu ne peux franchir
l’insouciance feinte décompose le langage
ta voix est trop froide, une voix de voleuse dévoreuse amère
on sait pas ce que tu dis
on sait pas, on sait pas quoi faire des sons qui sortent de ta bouche
tu entends ? pourquoi tu ris pas ?
nul ne sait comment contrer la stridence du vide
mes dents recueillent la dernière lumière
je recule
j’hésite et je saute
dans mes vertèbres le fleuve
pour l’enjamber il m’eût fallu
quatre chevaux désespérés

Défaites mains

la montagne hurle une alarme froide
un long vol d’oiseaux coupés traverse la nuit
dans tous mes rêves grandes échardes
visages cendreux ou roses —
l’homme qui écroule brûle broie noie
en a mille

barque sombre
long souffle noir au corps des cent vingt engloutis
contre les barbelés l’aube est un fatras de chairs déchirées
tous les jours des hommes s’effondrent dans la rue dans leurs manteaux de plaies et d’ecchymoses
tandis que leurs amants embrassent leurs paupières
et dans ce monde asséché de toute lueur
nous demandons :
qui va pour marcher en foudroiements serrés amoureux
brûler le mirador, l’usine, l’attente, la peur, la préfecture
et retenir le sang, guérir l’humiliation ?

aucune chanson ne sera suffisante
je ne croirai que les mains qui défont
les ultimes membranes du viol
— Mains libres !
marchez que je vous voie
rassemblez-vous à l’épicentre du néant
sublimes pierres de l’affront
flèches décochées depuis les crêtes
défaites tout, mains de chagrin
affolez la mémoire
dans toute prison propagez le feu !

Souvenirs imaginaires

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture — novembre 2021.
D’après la forme des récits de vie de Maïakovski.

 

 

Troisième souvenir

J’ai dix-sept ans. Je me ronge les ongles pendant qu’on marche dans la ville jusqu’à la plage. Je m’amuse à suivre mes amies en collant mes pas à leur ombre. Odeur de la crème solaire sur ma peau. Ma grand-mère est morte ce printemps. Moi qui n’avais jamais appris à prier, j’ai caressé longtemps ses mains après qu’on lui ait fermé les yeux. Les mouettes font retentir dans l’air chaud leurs voix jaunes et piquantes. J’éprouve de la rancœur envers ces oiseaux qui crient sans être en deuil.
Quand on passe la dernière maison, enfin, la mer surgit : l’eau et le ciel maillés ensemble, en un seul visage. C’est la première fois. Dans la lumière, les vagues se fracassent comme des muscles de verre. Mes poumons reprennent leur place. Mon cœur reprend sa place. La respiration des roches, le tumulte des reflets, l’avancée des falaises, les peaux nues et les maillots colorés ; monde qui poudroie et se renverse, vaste comme les épaules d’une femme qui se lève.

Huitième souvenir

La salle d’opération me semble petite, maculée de la saleté incrustée et fonctionnelle des hôpitaux publics. Nous portons tous des vêtements en plastique bleu, comme pour une cérémonie. Les nerfs de mon bas-ventre sont plongés dans le silence. L’embryon est aspiré par un tube. Je n’aime pas particulièrement posséder des organes, et encore moins des embryons dedans, ou d’autres choses qui pourraient se transformer en personnes. Étrangement, cette journée elle aussi se termine, remplacée par une autre. Je n’en ai pas parlé, sauf à mon ami du dessus, le mathématicien, celui qui a récupéré le mois dernier un chien blessé et l’a appelé Nok. Je rentre en taxi et me réveille chez moi, avec la sensation d’avoir, dans mon corps, remis les récits, les fauteuils, les voix, les espoirs à leur place.

Deuxième souvenir

On a coupé l’arbre du jardin, l’immense sapin — plus de onze mètres — qui plongeait dans l’ombre toutes nos habitudes. Mes parents ont aussi donné le poêle en fonte près duquel nous prenions nos repas, remplacé par des radiateurs électriques. Le bruit lent et majestueux de l’arbre, la chaleur et l’odeur ambrée du feu, les gestes de ma grand-mère qui, courbée dans sa robe de chambre blanche, déposait le matin les premières bûches de la journée, avaient jusqu’ici contenu ma solitude de petite fille, l’enrobant d’une sorte d’obscurité grandiose et douce qui l’anoblissaient en la rapprochant de l’atmosphère des contes, et la rendaient pour mes sens non seulement indolore, mais voluptueuse. Le pragmatisme nouveau du lieu m’emplit de chagrin pendant des mois.

juke-box

Rien n’augurait la disparition
rien ne semblait si précaire,
le fruit la pierre ni le corps
tu errais comme un fil dévidé dans les tranchées du sommeil

visages, visages

crépitement de la poussière

intestins déversés

visages

l’air tremblait à cause des mouches
et de l’affolement vital du désert
sous le poids de l’orage les souvenirs
se dérobaient comme une aile
maints voyageurs venaient photographier la cabane du vieux marin
mais sur la pellicule tout disparaissait
le ciel se confondait avec le sable
la cheminée se changeait en corbeau

Stop. musique éteinte. remettre une pièce dans le cadavre
pour le voir reprendre sa marche
autour du soleil. Un verre de vin, manants, et je m’en vais !

il se raconte
qu’une femme a enveloppé de drap blanc
l’ensemble des trains stationnés en gare de X
il se raconte qu’on meurt à la façon des algues échouées
pour avoir moins peur

Un verre de vin manants, et je m’en vais !
je suis votre chevalier
j’échange à qui veut
ce rouge à lèvres contre un peu de courage
j’ai libéré ma jument de son harnais
depuis je retrouve au fond de mes cauchemars des perles de nacre
et je ne sais plus quelle langue choisir pour parler

j’apprends si lentement
partout des ouvertures, des portes, des échelles
et un grand désir —
Stop.

fendre

luit l’herbe grasse comme une morgue
les heures étirées transparentes ont l’odeur des draps humides
— tout ce soleil
tout ce soleil dénoué par la rosée
à l’orée d’un monde trop blanc

oubliant mon nom j’embarque au crépuscule
toujours à tricoter des milliers de petites craintes
oubliant mon nom

au-delà au-delà
une femme nichée dans la colline
pense : et si je me levais
et si je décousais ma tête par le milieu
pour déloger de ce crâne le caillot d’ombre qui est mon langage
ne laisser de mes prières que des oiseaux
et une certaine patience

viens ici tempête
vois mes signes
je ne suis pas loin, regarde
cette grive bleue comme le doute, je l’ai chassée pour toi
éclaire-nous
entache-nous de cendre et de rêve
que l’horizon se brouille jusqu’à disparaître
on entendrait la roche qui craquèle sous la masse des insomnies
on avalerait la peuplade des ruisseaux écroulés
viens ici tempête
que je sache si le bateau oui ou non va sombrer

 

— Et là, est-ce que c’est assez ? quand donc seras-tu rassasiée d’inquiétudes ?
pelotes de laine de langues de nerfs dans mes poches
non pas assez
pas encore

Hier encore dit-elle j’avalais tout rond des chemins
sans ôter même les plumes les dents
et leur vitesse me donnait une forme
Hier encore le monde bougeait comme une marée
Naître c’était en ce temps-là passer d’un chant à l’autre
Aujourd’hui les eaux ne se soulèvent plus jamais
Les îles restent à leur place
invertébrées sans roulis
comme des images pures et fixes sur le ciel

un chien jappe —
Que plus rien ne se reproduise à l’identique
sauf les étoiles
s’il-vous-plaît

apprendre à respirer

la ville est peuplée de rancœurs mornes
monde résiduel où nul ne livre plus bataille
partout déversement d’algues noires
odeur de silence et de rouille
dans ce feu sans lumière j’ai froid
et ma peau se dérobe sans qu’aucune chanson
ne me rassure

dans mes rêves je marche jusqu’à l’asphyxie
ma tête résonne comme un silo inondé
ma jouissance est un spectre déloyal
chaque fois que je marche dans une forêt
chaque fois que je marche dans l’herbe haute
je comprends que mes jambes n’ont pas de prise sur les choses
et que j’aspire à détruire en moi l’image
pour n’être plus qu’un diaphragme

ce que font peut-être mes amies seules le soir

je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château arpenté par le vent sans doute
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore