Si je me couche… – Philippe Jaccottet

Si je me couche contre la terre, entendrai-je
les pleurs de celle qui est en dessous,
les pas qui traînent dans les froids couloirs
ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?

J’ai dans la tête des vision de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d’arbres en été
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de miroir
mal éclairé par des lampes falotes —,
mais aussi dans les foires d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue,
moi aussi j’ai langui après des corps.
J’ai plein la tête de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens des bouches inlassables sur les bords —

tout cela maintenant pour moi est sous la terre
et mon oreille collée à l’herbe l’entend,
à travers le tonnerre de sa propre peur et les coups de scie des insectes, qui gémit —
donnez lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, c’est sûr, elle est en-dessous, obscure, et elle pleure.

 

in A la lumière d’hiver, éd. Gallimard, 1977-1994.

Edouard Glissant — L’ardue nécessité…

 

[…]
L’ardue nécessité en vain tordre ton corps, famine
Où poussent vents sagaies mers et fureurs, forêts surprises
La maille du vent lèche le brasier, des enfants crient
Une case brûle un guerrier meurt, des herbages fument
Au ciel brûlé famine, et famine dans ta verdeur
Et dans le mot scellé monotone j’entends famine
Oho mots de nos sang que voici marteler le temps
De jours quatorze fois balancés dans le feu terrible
Je vois ce cœur tressé de fer, les jours crépus, le sang
Et au butin ce rien de sel à goût d’herbe brûlée
Ceux qui vinrent au sel comme des chiens à la curée
Tu n’avais ciel nuit allumeuse ni épieu
Même la nuit te quitta, la nuit même, tu brûlas
Forêts soleils et vents au bout de ta sagaie
Ils firent cargaison de la chair nue de tes enfants
Un si long temps la nue en sa ramée te prit
Saleuse de ce corps où les ans burent médusés
Fontaine tu piétais dans le ravage tu criais
Vie dessouchée, tu criais, ciel sans astre
Et nous en mer, impurs cadastres, d’îles noués
Pour ce sel sans tain qu’ils t’allouèrent les Paladins
Les Chevaliers de sang sous leurs écus rongés de vins
Pour ce butin que tu glanas dans le champ d’histoire
Quand ils eurent moisson de leur gloire sans gloire oho
Tant d’incendies de lèpres tant de nuit, et nul pardon
[…]