fendre

luit l’herbe grasse comme une morgue
les heures étirées transparentes ont l’odeur des draps humides
— tout ce soleil
tout ce soleil dénoué par la rosée
à l’orée d’un monde trop blanc

oubliant mon nom j’embarque au crépuscule
toujours à tricoter des milliers de petites craintes
oubliant mon nom

au-delà au-delà
une femme nichée dans la colline
pense : et si je me levais
et si je décousais ma tête par le milieu
pour déloger de ce crâne le caillot d’ombre qui est mon langage
ne laisser de mes prières que des oiseaux
et une certaine patience

viens ici tempête
vois mes signes
je ne suis pas loin, regarde
cette grive bleue comme le doute, je l’ai chassée pour toi
éclaire-nous
entache-nous de cendre et de rêve
que l’horizon se brouille jusqu’à disparaître
on entendrait la roche qui craquèle sous la masse des insomnies
on avalerait la peuplade des ruisseaux écroulés
viens ici tempête
que je sache si le bateau oui ou non va sombrer

 

— Et là, est-ce que c’est assez ? quand donc seras-tu rassasiée d’inquiétudes ?
pelotes de laine de langues de nerfs dans mes poches
non pas assez
pas encore

Hier encore dit-elle j’avalais tout rond des chemins
sans ôter même les plumes les dents
et leur vitesse me donnait une forme
Hier encore le monde bougeait comme une marée
Naître c’était en ce temps-là passer d’un chant à l’autre
Aujourd’hui les eaux ne se soulèvent plus jamais
Les îles restent à leur place
invertébrées sans roulis
comme des images pures et fixes sur le ciel

un chien jappe —
Que plus rien ne se reproduise à l’identique
sauf les étoiles
s’il-vous-plaît

Dans la mer

elle nage seule
une femme dans la mer, la nuit
l’eau noire déshabille ses épaules — larges, brutes, voulues

muscles révélés tels une parole

l’horizon persiste, l’eau
s’allume

Tisserande

je voue mon corps au long cette angoisse
aux arbres frissonnants
ceux qui élèvent en hiver leurs bras roides de vieux crucifiés
craquelés de givre au milieu de champs vides
je me tiens près d’eux toujours
rongée par le même lichen, habitée des mêmes corbeaux
de la même grande lumière étonnée

au long de cette angoisse je voue mes pas
aux marins perdus en mer
dans l’océan gris sous les cieux gris, dans son remous de perles et de noyés
je dérive moi aussi selon la houle, près des abysses et des étoiles
près des roches brûlées
en essayant d’y trouver prise pour revenir à la terre
revenir à celui qui se souvient de moi

au long de cette angoisse je voue mes mains
aux araignées bleues sur le chemin des morts
je suis, je le sais, tisserande
de mes propres chagrins

mais je te le promets, amant
toutes les nuits désormais
doigts vifs ou doigts gourds
j’invoquerai la rosée et déferai la toile
pour que tu puisses
au fond de mes bras et de mon âme
te blottir, et que nous puissions encore grandir l’un en l’autre
deux vastes orangers au début du monde

Entrailles de la montagne

et je sais, colère intarie et solitaire
je sais que des entrailles de la montagne jaillit l’orage très vieux
dur comme le premier arbre,
céleste comme le sein d’une femme endormie
l’orage qui se lève pour prononcer sa parole d’ossements
charriant son odeur métallique d’humus et de bois sourd

je suis debout
pleine d’incertitudes corrélées
mais je sais que des entrailles de la montagne jaillit le son épais de l’orage
lorsque les gouffres enflent jusqu’à l’éclair et s’effondrent
en un lent fracas de nuit

brille le ciel noir
luit la montagne
je demeure
tandis que la pierre gonflée du tonnerre déploie son mystère d’enfance et de mort
tandis que la pluie se mêle à l’or terni du soir
tandis que dans les forêts s’échafaude un long murmure de hérissons et de dieux fatigués
le long de mes bras remontent mille frémissements obscurs
au fond de mon torse mille fouissements
flancs bruns frappés de vent et de lumière
flancs de roches mal exaucées
flancs torrentiels assiégés de brume
oh cri inachevé du monde
auprès de l’orage
auprès de l’orage je demeure, épuisée, nourrie de pluie

Que me dit la pierre irrégulière ?

Une anfractuosité, un trou de verdure où luit le jour. Elle s’y glisse, la petite. La roche la blesse, le soleil l’apaise. L’eau fraîche ruisselle entre ses doigts. Le mouvement de l’eau érige des miroirs. Que me disent les oiseaux sauvages ?

Les femmes l’ont escaladée, la montagne, des jours durant. La petite les a suivies. Les femmes se sont aimées, elles sont alors devenues géantes et fières.
viens.
Main douce et rugueuse. Que me dit la pierre irrégulière ?

Elle a pris la main, beaucoup de force dans ses yeux, la petite. Beaucoup de sanglots dans sa gorge, beaucoup d’exil hérité. Beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. Elle crache, mord, se débat. La montagne réplique par un murmure plus dense. Les mots des amies se perdent. Pourquoi pleures tu ?
Je pleure parce que mon cœur a faim. Je pleure parce que l’amour tout entier est encore à venir,
dur et incommensurable,
l’amour vrai qui est déchirement. Partout sur les flancs arides poussent les colchiques les genêts les pins bleus les blessures de fusils.

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

terre jaune

arrive l’été avec ses craquèlements
arrive l’été avec son cortège d’ombres au plus profond des puits
arrive l’été et son tambour aigre
arrive l’été et ses nuits griffues
sèches et si douces qu’on pleure de ne pouvoir les mordre les goûter les garder les cacher les offrir à celle qu’on aime
arrive l’été et pour la cinquième année ma poitrine est une jachère brûlée
arrive l’été et son sillage de petites créatures tapies discrètes
fourmis âpres
arrive l’été et sa cavalcade de seigle nu

fleuve pourfendu

je célèbre un gros fleuve qui remue, harnaché
comme un météore
un fleuve au ventre de lumière tremblante de zone industrielle
au ventre de cathédrale de Troyes
un fleuve qui se dirige, obscène et dense,
vers l’éclatante beauté des carcasses
celles que tu vois ici suspendues dans les camions blancs, écorchées les jours de marché
longtemps les bœufs ont travaillé dans le givre et le blé
sans rien dire ils guettaient le
surgissement d’une folie véritable
leurs carcasses sont d’une beauté rouge et bleue, avec des dorures
et des coquelicots
leurs carcasses naissent de la même matrice que les algues et les anges

entrepôts disposés tels des éclairs silencieux
sages et limpides parmi les arbres noircis
ils sont mille et très solitaires
les rues basses des villages se parent de leur voile lourd et nocturne
— j’ai échoué à franchir ta bouche
les rues se blottissent contre leur unique réverbère
avec leur courage de pierraille
leur effort de laine cardée
sidérurgie très céleste
les miroirs en revanche se sont tus

cesse de mendier la douceur, toi qui me fais
l’honneur
de partager ton pain brûlant

son du soleil acide

la vielle allume des feux étranges
dans ma mémoire
il se passe dans ce son quelque chose de l’été aigre
le soleil acide, doux et perçant
il y a dans ce son quelque chose de tristesse et de pierre arrachée
quelque chose de la bruyère
vielle-complainte
comme un appel à l’étoile qui naît, à l’étoile qui meurt
vielle violente et amoureuse
voix pétrie et stellaire
nef des chemins de terre
très près du corps de l’entour des bras
grésillement du champ sous le givre, bruit du clavier comme de vieux os
grésillement de la douleur tue et quotidienne qu’ont au fond ceux qui vivent
et ta basse enveloppement constant recueilli
chuintement grave de la terre rauque
labourée

arrive le granit fou
cathédrale tendue
projetée
dans un vol de grands draps noirs très haut
vient le geste brutal et doux
suspendu — le serment
à la vielle les déchirures sont exercées d’un coup de poignet
main tendre chagrinée
saccade : ancien soliloque de l’égarement

la vielle est un mystère de vin âcre
vielle-prière dansée au bas des montagnes quelque part au centre du village enfoui
talons, bras,
festin
prière tumultueuse et sans dieu, à rien d’autre que la nuit de joie
alors souvent mêlée remuée enchevêtrée d’hommes et de profonde cornemuse
la vielle
allume des feux étranges dans ma mémoire

Glasgow

artères brunes et rouges — noir et or
la pluie sur Glasgow vient de grands trous dans l’univers
et cette ville
est comme un vieux phare
percé de cornemuse et de vent
(y cheminent des amis ou
des amateurs d’étoiles)

c’est toujours octobre à Glasgow
Glasgow route des fantômes
magma de rails, de mémoire et de suie, construction pétrissable malléable arpentée
dans cette ville nous sommes tous des passagers
dans cette ville nous sommes tous des passagers

chaque homme qui passe dans Glasgow est un oiseau noir
là le monde prend feu et lieu dans les langues
c’est un anglais de volcans et un anglais de camarades anciens
et lorsque se saluent les femmes alors le fleuve écoute
pour le voir il faut descendre dans les rues basses et mornes

Glasgow montagne lente
Glasgow ville de nuit et d’attente magnifique
lanternes