tu crois que la nuit t’appartient. Tu crois que la solitude est tienne, que tu sais t’y abreuver, jamais dormante ; tu crois connaître son bouillonnement (lent et froid), ses spectres sales et rampants, minables, amicaux, qui rendent délicieuse cette paralysie de cloître. Ton cœur, c’est certain, n’admettra pas d’autre venin que celui de ces méduses-là, muettes, moirées, grouillantes. Il n’y a pas d’au-delà.
Tu ne vois pas le marbre dont tu es faite
ainsi qu’une tombe, tu crois que tu sais
tressaillir.
Tu crois que le silence est ta demeure, jusqu’à l’aube même — car tu les habites, ces moments de lumière étrange
où le monde vagit, se décompose dans sa propre naissance, tandis que l’air blême et léger comme un feuillage se cristallise autour de tes mains et de ton sommeil… tu les habites, jusqu’à l’extrême lisière
jusqu’à l’heure d’entrer, s’ensabler dans le jour pisseux des vivants, jour couleur de viande
et de musées et de rires et de meurtres. Tu hais cette heure de l’inconscience — obligatoire, aimée, supérieure. L’heure de sourire et de parler. Pleine d’insectes. Tu glisses et deviens toi-même un spectre, sale et rampant, minable, amical, et tu vis ainsi échappée toujours. Dehors on te tuera, c’est vrai, et toi tu crois que tu ne veux pas mourir.
Tu crois que ta solitude est un réseau en toi de profondes racines. Et qu’elle est ta frontière, et que là est la paix. Pourtant tu as faim.

été

ma bouche est baignée du sucre d’une nectarine jaune
marée de soleil et de dissonances
la ville a déjà déployé ses végétations mornes, sa poussière. Tremblante de colère tue au fond,
je mange et savoure et m’approche des mouches
je suis un lieu cathédral où se nouent toutes les
avidités / envies de destruction /
je ne m’écroule plus, j’écoute seulement dans le goût collant de l’été
des êtres que je ne vois pas, entièrement dénoués de cheveux de sueur
chanter l’effacement, les coups, la torpeur ;
je respire pour la première fois ;
cette peau c’est bien la mienne, plantée de clous et de bêtes mortes !
je veux frapper frapper frapper
pour dégager ailleurs cent lambeaux de silence
voici ma nudité nouvelle
— elle sa gorge me crie : il faut distordre
mes mains ne s’accommodent pas de mes poèmes
je les lave coulantes de lumière et de jus doré

Saint-Amant/Philips/Purcell – O Solitude, my sweetest choice

O Solitude
O Solitude, my sweetest choice!
Places devoted to the night,
Remote from tumult and from noise,
How ye my restless thoughts delight!
O solitude, my sweetest choice!

O heav’ns! what content is mine
To see these trees, which have appear’d
From the nativity of time,
And which all ages have rever’d,
To look today as fresh and green
As when their beauties first were seen.

O, how agreeable a sight
These hanging mountains do appear,
Which th’ unhappy would invite
To finish all their sorrows here,
When their hard fate makes them endure
Such woes as only death can cure.

O, how I solitude adore!
That element of noblest wit,
Where I have learnt Apollo’s lore,
Without the pains to study it.

For thy sake I in love am grown
With what thy fancy does pursue;
But when I think upon my own,
I hate it for that reason too,
Because it needs must hinder me
From seeing and from serving thee.

O solitude, O how I solitude adore!


Version abrégée d’un poème de Saint-Amant (1617) traduit par la poétesse anglaise Katherine Philips (1684/85). Le texte original est aussi poussif que n’importe quel poème du XVIIe siècle ; sa version allégée, magnifiquement mise en musique par Purcell, est un bijou qui pour plusieurs raisons résonne en moi aigu et fébrile. Voilà ma version préférée, celle de Rosemary Stanley.

Ceux qui furent pour eux seuls – Dante

Et ayant posé sa main sur la mienne, d’un visage serein qui me ranima, il m’introduisit au dedans des choses secrètes. Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai. Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains, faisaient un fracas qui sans cesse tournoie dans cet air à jamais ténébreux, comme le sable roulé par un tourbillon. Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur, je dis :
— Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ?
Et lui à moi : « Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louange. Elles sont mêlées à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour eux seuls. »


Dante, La Divine Comédie, « L’Enfer », chant III, traduction de H.-F. R. de Lamennais, 1863. C’est moi qui souligne.

foudre indolente

je m’éveille dans un fouillis d’arbres pâles et de béton
dans une permanente lumière d’aube
un halo nu et déserté, à la hauteur de ma fatigue

dans la ville hallucinée les femmes dorment
remuent lentes comme des vagues
et moi je mange caillots de ténèbre
j’avale le chemin ma carapace crissant silex
je voudrais me recroqueviller, noire nocturne farouche meurtrie
invisible
pleine de blés pourris et de plantes trop jeunes
mais mes pattes grosses griffues sont faites pour les gouffres
ma tête fouaille la cendre et la poix
dans une étouffante absence d’orages
je ne suis pas là où est mon corps
je déplie mes ailes
oh étoile multiple, liqueur de feu
c’est notre nuit, et j’ai peur

au firmament s’étiolent de très longs fils sanglants
voilure diaphane du silence
les femmes dorment, flèches de foudre indolente
je viens avec mes mâchoires mes couteaux mes yeux brûlés
mes seins grevés de cris rauques
dans l’eau profonde se perd le bruit des néons :
on le confond avec
les méduses

nudité

Je bêche dans les collines
pour enterrer mes larmes mes nœuds mes fatigues
toujours s’ourdit toujours en moi cette chose noire
un navire pourri de douleur qui transporte
sa cargaison limoneuse décomposée marginale
son grand déséquilibre d’oiseaux

les arbres poussent, se divisent, guident les orties vers mon cœur
je me noie dans les pluies et les images ; que croyais-tu qu’il arriverait ?
imbécile à demander aux chemins
de pleurer avec toi

mes veines mes veines vieux fouillis de contradictions
je sacralise jusqu’aux mésanges
je veux mon corps ouvert, annulé
pour mieux le réparer, sortir de l’épuisement
chercher un calme féroce
dans les bras des amies — et dans mon sang

la nuit les solitaires rêvent
de nouer le ciel autour d’eux
en un linceul
ils rêvent de fuir et de se laisser avaler
par l’insupportable tempête des ventres et des sexes
les autres mutilent fièrement tout ce qui en eux
s’étonne d’avoir à hurler ou détruire
oh les solitaires
retranchés du fracas des corps ivres-muets
retranchés de ce qui se montre
étouffés de noirceurs inconvenantes
retranchés des mains tendues et des phares crissants
retranchés des gorges et des griffes et des foules
oh solitaires au chevet du mystère
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.
la pluie est pour eux.

Écriture automatique – III

Si tu me comprenais, tu n’aurais pas vécu ces bouches et ces sursauts. Avant. Longtemps avant nous. Tu ne te serais pas réveillé dans la pénombre de ces corps. Ils seraient restés muets pour tes mains, sans fouaillement d’aube. Tu verrais cette déchirure et cette beauté miraculeuse, et tu me prendrais dans tes bras en me disant : ça n’existe plus. Tu ne m’aurais rien arraché. Dis-le.

Vivre, contre mes vieux zéphyrs, une vie de profonds fragments. Retrouver le toucher et la transparence, comme le grain sanglant de grenade entre les seins de celle que j’ai aimée. Bribes d’une force inconnue, elles ondoient dans mes mains. Les chauve-souris remontent du centre de la terre et envahissent les montagnes, la forêt s’effondre, articulation infinie de questions infinies. Dents grinçantes le long du précipice, aubépine luminescente, la fille croule, hurle dans la nuit près de la cathédrale qui a des airs de steppe, le cœur étouffé par les marées, sa foi recluse est avalée par l’entièreté du suicide. Les anges organisent une collecte grandiose d’insectes et de ruines, et je vois bien l’horreur de ce qui avance, l’horreur de ce qui décroît, l’horreur de ce qui féconde et de ce qui s’empare, l’horreur de l’espérance et des glaives. Les âmes bougent, se meuvent infiniment, sans attester de brisure, sans divination, sans connaître de trêve, sans chaleur aucune, comme un seul automate de latex, et les oiseaux du nord cherchent des coquillages ici-bas, au milieu des grincements et de l’alcool. Je ne parle plus qu’à moi-même. Tourterelles, vous passez en moi. Le soleil se couche, répandu comme des boyaux sur la pierre des dieux.

Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».

 

 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

Matière de Bretagne – Paul Celan

Lumière des genêts, jaune, les pentes
bavent du pus vers le ciel, l’épine
courtise la blessure, des cloches
y sonnent, c’est le soir, le néant
roule ses mers pour la prière
la voile sang met cap sur toi.

[…]

(Me connaissez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre — m’avez-vous connu ?)

Mains, la plaie cour-
tisée d’épines, les cloches sonnent,
mains, le néant, ses mers
mains, dans la lumière des genêts, la
voile sang
met cap sur toi

Toi, 
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
————————————– à dormir

Paul Celan, extrait du recueil Sprachgitter, 1959. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre dans Choix de Poèmes, Gallimard, 1998.

Note du traducteur au sujet du premier vers : « Voir le poème « breton » de Heredia, Soleil couchant : “Les ajoncs éclatants, parure du granit, / Dorent l’âpre sommet que le couchant allume…” in Les Trophées. Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les Juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive. »

recherche du corps

sans aucun dieu je cours à l’intérieur de moi
je me désoriente selon mon propre souffle
je me cabre comme une faille sous-marine
je veux savoir dites-moi amis
puis-je prétendre à l’air libre ?
puis-je prétendre au sommeil lourd
à la saleté
à l’expérience commune
à une corporalité de cris
qui serait frôlée, désirée ?

ne m’écoutez pas poliment ; hurlez-moi
lacérez la pierraille dure de mes jambes
pour me dire : je te veux aussi terriblement
qu’un arrachement à l’aliénation.

je dois briser
mon refus minéral de croire la chair,
ma surdité au temps, aux mains et aux paroles
je dois trouver en moi-même quelque chose entre sève et harnachement
— mais dites-moi, puis-je prétendre à l’entièreté dans vos regards ?
puis-je prétendre à l’évidence qui a cours entre vous ?
puis-je prétendre à votre sincérité ? pourrai-je pénétrer votre monde
où l’on ne trouve ni charniers ni blocs d’ombre familiers
ni gréements ?
suis-je digne de n’être pas seule ?
la lumière de la lune est douce — et froide. Comment entrer sereine
dans la clarté du corps
et de sa destruction ?
vous aimez tant dire les ventres, les assemblées, la perte de conscience, les entremêlements extatiques, les démonstrations, le jeu, le futile, les écarts, l’objet pornographique, l’inutile, le rire insaisissable, les trébuchements, l’évanouissement d’avoir trop bu, la souillure, les artifices, la simplicité, le vide meublé, et partout dans les rues on peut entendre : c’est ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue
et moi qui aime ça qui déteste ça
me manque beaucoup d’apaisement
pour le vivre comme vous
me manque beaucoup de joie
pour le dire comme vous — sans nécessité de paroles raisonnables
comment faites-vous ? quel est mon échec ?

chaque fois que je veux vous rejoindre amis
je m’éloigne de vous

en mes boyaux mon buste grande crevaison