Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».


 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

Matière de Bretagne – Paul Celan

Lumière des genêts, jaune, les pentes
bavent du pus vers le ciel, l’épine
courtise la blessure, des cloches
y sonnent, c’est le soir, le néant
roule ses mers pour la prière
la voile sang met cap sur toi.

[…]

(Me connaissez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre — m’avez-vous connu ?)

Mains, la plaie cour-
tisée d’épines, les cloches sonnent,
mains, le néant, ses mers
mains, dans la lumière des genêts, la
voile sang
met cap sur toi

Toi, 
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
————————————– à dormir

Paul Celan, extrait du recueil Sprachgitter, 1959. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre dans Choix de Poèmes, Gallimard, 1998.

Note du traducteur au sujet du premier vers : « Voir le poème « breton » de Heredia, Soleil couchant : “Les ajoncs éclatants, parure du granit, / Dorent l’âpre sommet que le couchant allume…” in Les Trophées. Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les Juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive. »

recherche du corps

sans aucun dieu je cours à l’intérieur de moi
je me désoriente selon mon propre souffle
je me cabre comme une faille sous-marine
je veux savoir dites-moi amis
puis-je prétendre à l’air libre ?
puis-je prétendre au sommeil lourd
à la saleté
à l’expérience commune
à une corporalité de cris
qui serait frôlée, désirée ?

ne m’écoutez pas poliment ; hurlez-moi
lacérez la pierraille dure de mes jambes
pour me dire : je te veux aussi terriblement
qu’un arrachement à l’aliénation.

je dois briser
mon refus minéral de croire la chair,
ma surdité au temps, aux mains et aux paroles
je dois trouver en moi-même quelque chose entre sève et harnachement
— mais dites-moi, puis-je prétendre à l’entièreté dans vos regards ?
puis-je prétendre à l’évidence qui a cours entre vous ?
puis-je prétendre à votre sincérité ? pourrai-je pénétrer votre monde
où l’on ne trouve ni charniers ni blocs d’ombre familiers
ni gréements ?
suis-je digne de n’être pas seule ?
la lumière de la lune est douce — et froide. Comment entrer sereine
dans la clarté du corps
et de sa destruction ?
vous aimez tant dire les ventres, les assemblées, la perte de conscience, les entremêlements extatiques, les démonstrations, le jeu, le futile, les écarts, l’objet pornographique, l’inutile, le rire insaisissable, les trébuchements, l’évanouissement d’avoir trop bu, la souillure, les artifices, la simplicité, le vide meublé, et partout dans les rues on peut entendre : c’est ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue
et moi qui aime ça qui déteste ça
me manque beaucoup d’apaisement
pour le vivre comme vous
me manque beaucoup de joie
pour le dire comme vous — sans nécessité de paroles raisonnables
comment faites-vous ? quel est mon échec ?

chaque fois que je veux vous rejoindre amis
je m’éloigne de vous

en mes boyaux mon buste grande crevaison

Écriture automatique – II

I.

quelque chose se joue dans le bond des gazelles — est-ce une liqueur ou un jasmin frémissant ? Je cherche l’ivresse. Je cherche l’ivresse et les insectes me broient sous leurs petites dents bleues éparpillées par le sang et le soleil. Un fleuve d’organes et de loups blessés m’habite et me transforme ; sous la douleur je ne sais plus ce que signifie l’amour, je pense à ramper comme un serpent bleu dans l’oubli des overdoses, rien n’est mystère, tout est mystère, tout fuit à la manière des lilas. Torréfaction des volontés, astres crevés sous les pneus crevés des chars d’assaut, l’histoire ne se répète pas. Évadez-vous avec les épinettes. N’obéissez pas aux flics, ni aux scaphandres, ni aux supermarchés, ni aux oreilles : jamais ils ne répareront vos désirs. La liberté n’est pas à la mode et nos poings levés s’épuisent comme des chevaux brûlés. Les ogres traversent des cités de lait et de miroirs ; leur ombre joue à la marelle au couteau aux coquillages et tout se détruit dans un fracas de bouches, d’étoiles, d’immondices, de séparations et de calames. L’invisible éclatera grand tonnerre lorsque les enfants mangeront du seigle et des orchidées. Tout est à la lisière du hasard, le nom du monde est une forêt. Je jette des clous pour réparer les ressemblances.

 

II.

J’occulte d’un drap terrible l’horizon des clématites. Le jardin me regarde et se désassemble ; l’attentat à la pudeur prend la forme de mille oranges sanguines évadées dévorées par les aigles. Ai-je assez foi en la nuit ? Elle est contre mes yeux un rempart scintillant une montagne effrayante, un ossement formulé par le corindon la menthe et quelques autres iguanes féroces. Je la laisse pourtant m’envahir, telle un vin noir et réconfortant, un coquillage splendide, nuit cristalline au grand son d’orgue et d’agave et d’artillerie. Au sortir de la première route vers le sud, tu verras un mur parcouru de fourmis élégantes et de faillites ; tourne à gauche alors, et viens-t’en voir le diable, celui qu’on nomme Algue ou bien Écorchure et dont le sexe a le goût de l’affrontement.

 

III.

Ton corps me manque comme la saveur fulgurante des figues manque en pleine mer. Pour quelques secondes de tes mains, de tes doigts qui amendent obscurément l’aurore, de ta bouche d’oiseleur qui feint l’égarement lorsque tu me mords, quelques secondes de tout ton corps voué aux fleuves aux vérités parcourues à la destruction des clones à l’avènement de la pluie, j’offrirais aux noyés ma certitude. Ton nom d’osmose qui me sidère et m’étreint, je veux m’y plonger comme dans un étang de sang et de paroles. La brisure fondamentale et vivante de ta voix, je veux la sentir s’ouvrir dans mon cou et dans l’écheveau de ma tête.

Ô soliloque des cadavres, ô rachis aigre du souvenir, je vous conjure à présent ; allez, et laissez régner en ma poitrine le merveilleux et violent millénaire de l’amour.

chandelles

lorsque vient la pluie s’agglutinent les fantômes
parmi d’anciens fantômes
jusqu’au silence. Ils n’ont pas de couronne.
ils crépitent
le visage rocheux, fragmenté

on trouve partout sur les routes
ces esprits calcifiés par l’ennui,
tessons de tragédies mornes ;
dans ma maison je les ramasse
j’en prépare un brouet que laperont
les chats.

je m’éveille assoiffée
en moi tout s’agite, tout est exil :
pierres jetées sur la pierre
albâtre dénoué
en lents sillons parmi les ombres

dans le cambouis et la terre
fourmille la langue des morts

je suis nue au milieu d’eux.

Dans la mer

elle nage seule
une femme dans la mer, la nuit
l’eau noire déshabille ses épaules — larges, brutes, voulues

muscles révélés tels une parole

l’horizon persiste, l’eau
s’allume

Tisserande

je voue mon corps au long cette angoisse
aux arbres frissonnants
ceux qui élèvent en hiver leurs bras roides de vieux crucifiés
craquelés de givre au milieu de champs vides
je me tiens près d’eux toujours
rongée par le même lichen, habitée des mêmes corbeaux
de la même grande lumière étonnée

au long de cette angoisse je voue mes pas
aux marins perdus en mer
dans l’océan gris sous les cieux gris, dans son remous de perles et de noyés
je dérive moi aussi selon la houle, près des abysses et des étoiles
près des roches brûlées
en essayant d’y trouver prise pour revenir à la terre
revenir à celui qui se souvient de moi

au long de cette angoisse je voue mes mains
aux araignées bleues sur le chemin des morts
je suis, je le sais, tisserande
de mes propres chagrins

mais je te le promets, amant
toutes les nuits désormais
doigts vifs ou doigts gourds
j’invoquerai la rosée et déferai la toile
pour que tu puisses
au fond de mes bras et de mon âme
te blottir, et que nous puissions encore grandir l’un en l’autre
deux vastes orangers au début du monde

Entrailles de la montagne

et je sais, colère intarie et solitaire
je sais que des entrailles de la montagne jaillit l’orage très vieux
dur comme le premier arbre,
céleste comme le sein d’une femme endormie
l’orage qui se lève pour prononcer sa parole d’ossements
charriant son odeur métallique d’humus et de bois sourd

je suis debout
pleine d’incertitudes corrélées
mais je sais que des entrailles de la montagne jaillit le son épais de l’orage
lorsque les gouffres enflent jusqu’à l’éclair et s’effondrent
en un lent fracas de nuit

brille le ciel noir
luit la montagne
je demeure
tandis que la pierre gonflée du tonnerre déploie son mystère d’enfance et de mort
tandis que la pluie se mêle à l’or terni du soir
tandis que dans les forêts s’échafaude un long murmure de hérissons et de dieux fatigués
le long de mes bras remontent mille frémissements obscurs
au fond de mon torse mille fouissements
flancs bruns frappés de vent et de lumière
flancs de roches mal exaucées
flancs torrentiels assiégés de brume
oh cri inachevé du monde
auprès de l’orage
auprès de l’orage je demeure, épuisée, nourrie de pluie

il s’agit de se perdre en méandres en lichen croissant infini irréparable
il s’agit de vivre avec grande force d’eau et de terre,  il s’agit de vivre avec ce qu’on a sur le cœur, il s’agit de vivre avec les bateaux qui emmènent très loin des tas de poissons de bêtes mortes de cailloux d’horloges de célébrations
il s’agit de vivre et de ne pas se tromper, il s’agit de vivre et de mourir, il s’agit de vivre et de détruire les palais. Il s’agit de vivre avec l’irréparable
avec le tambour échoué avec le tambour
avec la froidure béante
avec le tambour de nos ventres mauvais avec le verre de nos chairs déliées invisibles, avec la musique lancinante perçante de la tristesse détaillée
il s’agit du sang, il s’agit de vivre avec la hantise avec la douleur la douleur l’irréparable et la torpeur, il s’agit de crier la perte des ruisseaux les plus anciennement ruisseaux, il s’agit de sortir de son jardin bien taillé et de grandir en pleine forêt, il s’agit de savoir parler savoir raconter, il s’agit des doutes premiers
il s’agit des femmes qui s’endorment le soir avec pour couverture un magma de chagrins
il s’agit des hurlements de toutes les grives prises au piège, jusqu’où s’étend le vide dis-le moi

l’odeur des villes ensommeillées nous poursuit nous étreint nous cavale
l’ouragan sur mes épaules fera renaître une parole franche

“Le battement angoissé du cœur” (Louis Guilloux)

— […] Allons, avouez… Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! […] Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. […] Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé un genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure, ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coup de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
» Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà, acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d’indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n’aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— […] Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l’un à l’autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d’un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d’eux et les aimer. Il y a des jours où j’ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d’un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les [gens comme ce monsieur à la canne] ont toujours su s’arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l’abandon d’un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi,mais de l’amour — être séparés ! — qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait  au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir, et qu’il pourrait le partager avec d’autres. Mais ils n’avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c’était qu’en ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n’était pas la question, ils continuassent d’agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n’était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs […] ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que [le bourgeois méchant et méprisable] et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu’il se l’avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. [Le bourgeois] était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l’instrument d’une colère ou d’une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !

Louis Guilloux, Le sang noir, Gallimard, 1935.


 

Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.