je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

c’est ces choses palpitantes mon corps je crois bien
mon sexe qui est là comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne

Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».


 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

chandelles

lorsque vient la pluie s’agglutinent les fantômes
parmi d’anciens fantômes
jusqu’au silence. Ils n’ont pas de couronne.
ils crépitent
le visage rocheux, fragmenté

on trouve partout sur les routes
ces esprits calcifiés par l’ennui,
tessons de tragédies mornes ;
dans ma maison je les ramasse
j’en prépare un brouet que laperont
les chats.

je m’éveille assoiffée
en moi tout s’agite, tout est exil :
pierres jetées sur la pierre
albâtre dénoué
en lents sillons parmi les ombres

dans le cambouis et la terre
fourmille la langue des morts

je suis nue au milieu d’eux.

il s’agit de se perdre en méandres en lichen croissant infini irréparable
il s’agit de vivre avec grande force d’eau et de terre,  il s’agit de vivre avec ce qu’on a sur le cœur, il s’agit de vivre avec les bateaux qui emmènent très loin des tas de poissons de bêtes mortes de cailloux d’horloges de célébrations
il s’agit de vivre et de ne pas se tromper, il s’agit de vivre et de mourir, il s’agit de vivre et de détruire les palais. Il s’agit de vivre avec l’irréparable
avec le tambour échoué avec le tambour
avec la froidure béante
avec le tambour de nos ventres mauvais avec le verre de nos chairs déliées invisibles, avec la musique lancinante perçante de la tristesse détaillée
il s’agit du sang, il s’agit de vivre avec la hantise avec la douleur la douleur l’irréparable et la torpeur, il s’agit de crier la perte des ruisseaux les plus anciennement ruisseaux, il s’agit de sortir de son jardin bien taillé et de grandir en pleine forêt, il s’agit de savoir parler savoir raconter, il s’agit des doutes premiers
il s’agit des femmes qui s’endorment le soir avec pour couverture un magma de chagrins
il s’agit des hurlements de toutes les grives prises au piège, jusqu’où s’étend le vide dis-le moi

l’odeur des villes ensommeillées nous poursuit nous étreint nous cavale
l’ouragan sur mes épaules fera renaître une parole franche