olivier incertain

parfois les dieux en maraude
font une halte chez nous
et à l’aube
à l’aube quand tous les yeux dans les ruines s’apprêtent à dormir enfin
on voit une barque échouée reprendre la mer
on voit un olivier repousser dans l’ombre de la montagne
et une nouvelle fois composer l’heure fondamentale de la parole

nous nous aimions ici
nous travaillions chaque jour dans l’une des failles arables de la domination
dans un coin de terre meuble et lisible
dans une cité terrestre et dure où pourtant
nous pouvions manger et boire
nous tissions vaille que vaille des contes nouveaux.
L’olivier certainement
exige une mémoire plus vaste que nécessaire.

un long chant s’élève
dans les ombres grasses et collantes du champ accablé
les oiseaux partout s’en vont annoncer qu’un enfant en quittant la ville harcelée
portait dans un sac plastique les restes de son frère
et de réponse en réponse l’abîme se cabre,
et la chair arrachée devient foudre et refus
et les femmes parcourent le ciel dans son épaisseur saturée d’ossements
et disent : vois, la forme vivante qui permet l’amour est détruite
tous ceux qui s’en allaient en mer avec leurs filets furent frappés de balles
l’eau est une plaie béante
et me voilà qui nourris mon père de pain inhabitable

la destruction de nos gestes est calculée par des ordinateurs et des chiens
nous cherchons un rêve en forme de langue pour dire ce que nous ne pouvons plus dire
nous cherchons au fond du réel désarticulé un arbre aux rameaux d’argent,
une musique lente et vive comme une racine
pour tresser à nos enfants des tiares, pour construire d’insaisissables vaisseaux
mais nous sommes arrimés au temps de la fuite
enfermés par les armes dans une nuit malingre et brutale
en exil dans notre propre souffle
toujours allant vers une nouvelle absence

toute une clameur fébrile se dissout dans l’ardeur acide de la mort
des hommes replets célèbrent la douleur des amants séparés
des femmes proprettes jubilent de l’approfondissement des charniers
et les photos, partout
partout dans le monde le jour se met à scintiller comme une tombe
une journaliste sur un plateau télévisé s’émerveille
de cette prouesse technologique

nous tombons tous
mais ce sang métallique et clair
aiguisé comme un silence
n’est pas le leur

j’entends l’olivier dans le bruit des drones
guider la marée montante des larmes et des collines
je te vois qui marches le long de ces rivières devenues vaines
au milieu de tous les vivants perdus
je vois comme vous êtes seuls et comme nous au loin sommes absents
figés dans une perpétuelle description
les fantômes encerclés désertent la terre bornée

nulle part les drones n’ont besoin de boire

d’organe à organe
de rive à rive
quel pont allons-nous emprunter
et par quels ligaments la nuit tient-elle encore debout ?

affranchi·e

avec ta bouche emplie d’abeilles
avec tes paupières criblées de clous
toi et ta terreur devant la moindre houle
je te parle putain :
RETOURNE TOI
MORDS
PORTE TES MUSCLES À L’ENVERS

offre-toi en guise
de corps
un canyon
multiplie-toi
multiplie les pierres de ta gorge
deviens tremblant-tremblante et CRACHE

tu parles aux objets
tu vis entourée d’iguanes
tu les nourris et tu les aimes
mais leur regard, leur regard blanc
leur regard blanc est insoutenable —
écoute :
bientôt tu mourras
le monde n’est pas une chambre
le monde n’est pas une coquille
le monde n’est pas un mythe d’orfèvre
le monde est une tourmente de poumons éclatants et lourds
le monde est un supplice refoulé
le monde est la langue blanche d’un cheval abattu
pour réconforter les affranchis tu dois
toi-même t’affranchir
déforme-toi
ensemence ta gorge
ensemence ton courage
abandonne tes robes sous une pierre
dépasse les images
sois ton propre fantôme, ne t’en remets pas aux langueurs, aux souvenirs
cherche les murs, les portes, les décombres et tous les rêves coupants
en toi un continent se décompose
éloigne toute église
commence ta vie

été

ma bouche est baignée du sucre d’une nectarine jaune
marée de soleil et de dissonances
la ville a déjà déployé ses végétations mornes, sa poussière. Tremblante de colère tue au fond,
je mange et savoure et m’approche des mouches
je suis un lieu cathédral où se nouent toutes les
avidités / envies de destruction /
je ne m’écroule plus, j’écoute seulement dans le goût collant de l’été
des êtres que je ne vois pas, entièrement dénoués de cheveux de sueur
chanter l’effacement, les coups, la torpeur ;
je respire pour la première fois ;
cette peau c’est bien la mienne, plantée de clous et de bêtes mortes !
je veux frapper frapper frapper
pour dégager ailleurs cent lambeaux de silence
voici ma nudité nouvelle
— elle sa gorge me crie : il faut distordre
mes mains ne s’accommodent pas de mes poèmes
je les lave coulantes de lumière et de jus doré

“Le battement angoissé du cœur” (Louis Guilloux)

— […] Allons, avouez… Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! […] Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. […] Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé un genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure, ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coup de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
» Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà, acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d’indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n’aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— […] Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l’un à l’autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d’un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d’eux et les aimer. Il y a des jours où j’ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d’un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les [gens comme ce monsieur à la canne] ont toujours su s’arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l’abandon d’un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi,mais de l’amour — être séparés ! — qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait  au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir, et qu’il pourrait le partager avec d’autres. Mais ils n’avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c’était qu’en ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n’était pas la question, ils continuassent d’agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n’était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs […] ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que [le bourgeois méchant et méprisable] et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu’il se l’avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. [Le bourgeois] était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l’instrument d’une colère ou d’une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !

Louis Guilloux, Le sang noir, Gallimard, 1935.


 

Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.

un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.

chanson des camarades

je pense à vous camarades
aux quelques nuits que j’ai passées près de vous
dans la montagne
vieille grange immense et froide dans l’été

et on se réchauffait avec couvertures et cafés trop forts
et on écoutait les histoires râpeuses des unes et des autres
les étreintes étaient brèves et les joues rouges
dans tous les yeux se lisait la joie de ne pas ressentir l’absence, d’oublier le reste
la reconnaissance d’être seulement là et bienvenus
on se tutoyait et on chantait ensemble
avec du sommeil et du vin dans la voix, je me souviens de la fille qui se lève soudain en riant d’autre chose et qui ébouriffe ses ailes
et qui chante avec sa voix de rocaille trouée solaire
ce sont les moments où la camaraderie signifie vraiment quelque chose au
milieu de la lutte constante désespérée contre tout ce qui nous détruit, la lutte dont on ose à peine penser qu’elle ne sera pas vaine
ce sont les moments où la vieille chanson de chevaux fougueux, de voleurs et de tristesse
où la vieille chanson nous rend invincibles
cette nuit je marche seule et je chante cette chanson à nouveau

et vous seuls pourriez savoir la joie fragile
tissée de larmes et de poings
je sais que vous seuls pouvez vous emparer de ces hymnes crasseux chapardés
et hocher la tête, allongés sur les canapés éventrés dans la grange
avec des sourires d’évadés
à vous seuls cette chanson évoque le miel, les mains pleines de boue le ruisseau glacé qui brille au soleil
transparence
les flics qui se rendent
à vous seuls cette valse de traviole
à vous seuls cette chanson de cris sauvages et doux
à vous seuls cette chanson du fin fond des nuits
la musique des camarades est la musique des bas-fonds et du plus haut des montagnes
la musique des camarades résonne dans la rue déserte
toute la musique fragile éraillée et qui crie
chantée ensemble comme une seule rage
une seule mélancolie

rascasse

à Claude Favre

 

 

elle est la poétesse qui écrit la nuit — le jour elle coupe du poisson
des entrailles de poisson des yeux énormes des
chairs à vif argentées très irisées
elle coupe
le rouget dense sanglant
et quelque chose se tord perpétuellement sur ses mains

oui elle parle de bouches oui hurlantes
la poésie est sa cavale de scarabée fou femme acérée
elle s’empare la nuit du linceul de la Seine et le secoue contre les palais et puis
elle mange à n’importe quel moment de la nuit elle rue elle met à terre son cavalier
la poétesse qui taillade le poisson pour gagner de quoi vivre écrire
la poétesse qui parle des gens qui tombent et qu’on ne ramasse pas
la poétesse qui est sous les ordres d’un chef un
bête chef de qui elle reçoit de bêtes ordres

dans sa nuit sans boussole vont les marins
grand’voiles blanches hivernales
les cartographes sont restés ce soir après la mer
ils ont le cœur brisé et boivent du mauvais vin
elle leur jette ses carcasses
la poétesse qui tue les poissons et

oui
c’est le boulot juste le boulot oui
de la poétesse qui sort son couteau pour écrire
poisson litanie poisson liturgique
poisson entrailles

la glace endurcit blesse fige tout frémissement
et il y a toujours la mort partout dans l’entrepôt
mais la poétesse est là en silence dans le coin à gauche au pied du mur
qui taillade le soleil et les poissons

la solitude et le couteau

tambour haché solitaire
qui hurle tandis que des voix de femmes
des voix de femmes hachées solitaires
la lande et la lune le carnage des années et de l’herbe avide
carnage dans les corps — les femmes le chantent

hachées solitaires les femmes les voix
grand chœur qui monte partout et comme un amas de fourmis magnifiques
déploie sa chanson de colère et d’hiver noir
les femmes ont beaucoup filé
et puis ont jeté leur fuseau à la mer
elles ont formé un grand chœur et a retenti le
grand tambour haché solitaire
c’est une histoire rugueuse que celle du loup

une assassin des bas-fonds
en pleine ville je
tue lorsque l’horreur est trop grande pour les miennes
je tue lorsque ceux qui nous font travailler nous tuent chaque jour par milliers
et je crie avec mon corps et ma tête
la solitude et le couteau
le chant étendu
les rues aveugles de l’été
l’eau qui prend corps
nos vies sont toujours faites de chants de travail
et de colère

les femmes emportent la nuit sur leurs épaules

elles ont la tête parsemée de roses et de lames tranchantes
les filles embarquent au petit matin avec leur force de cordages et de voiles hissées
les filles chantent ensemble la litanie féroce après toutes les batailles
les filles avec leurs mains caleuses et leurs sourires qui fracassent tous les bourreaux
les filles rauques oh les femmes rages irisées et sanglantes
mon amie mon amante miraculeuse ce matin dans le ciel rouge tu te tenais dans ma chambre au
milieu de Paris et au milieu de la mer
le couteau entre les dents tu te tiens debout avec ton corps vivant mordoré et tâché de cambouis sang fruits mûrs et de brouillard et de mille autres choses brisées
tu es debout avec tes seins en friche dans ce quartier de truandes
et mon corps garde la trace brillante
de ta morsure là

il se passe quelque chose dans les yeux des filles le soir
à la forge elles lèvent leur épée
et la nuit vient
débordante
écarlate
anarchiste
heurtée

après toutes les batailles
il y a ta chanson dure et infiniment triste ta
chanson de maraude
elle dit gravement : je te l’apprendrai
ma chanson de maraude
et aussi ma chanson de guerre contre ceux qui nous broient le corps et nous l’épuisent nous harassent
près de la forge je t’apprendrai à tailler tes flèches plus vives plus droites et plus précises
je t’apprendrai le cerf-volant et l’histoire du navire qui n’a pas sombré

vous nous avez dit harpies et fragiles
vous nous avez crachées
oh ça oui
violentées assassinées exploitées
butées sans même un duel
en même temps que vous faisiez de nous des temples et des objets sacrés
nous avons été décorations agréments machines
nous avons été des sexes pour métaphores pauvres
ornements doués de parole et de perpétuer la lignée
on nous a dit mères
on nous a dit traînées
on nous a dit que ce corps que nous n’avons jamais voulu et que nous avons vomi et que nous avons voulu détruire, ce corps que vous nous avez imposé
était beau pour les hommes
qu’il était beau parce que les hommes
on nous a dit terrifiantes et malsaines
on nous a enlevées à nous-mêmes
mais nous toujours nous avons hurlé et tout
détruit
reconstruit nos propres citadelles

nous sommes des femmes drapées de rage et de négation
les femmes de rage sont tonitruantes et les femmes de rage sortent les couteaux
et les femmes de rage
s’aiment
et moi je te regarde au milieu de Paris et de la mer et tu as jeté tes habits sur ton épaule et tu pars
vers la forge
après toutes les batailles.

Repose-toi je t’en prie
pose un peu de glace sur tes cicatrices
j’espère pouvoir te retrouver ce soir
dans ce café clair-obscur et désert, devant le jardin
j’espère que je te prendrai la main
et que tu me prendras la main
et que tu serreras

Lanston Hughes — Kids Who Die

This is for the kids who die,
Black and white,
For kids will die certainly.
The old and rich will live on awhile,
As always,
Eating blood and gold,
Letting kids die.

Kids will die in the swamps of Mississippi
Organizing sharecroppers
Kids will die in the streets of Chicago
Organizing workers
Kids will die in the orange groves of California
Telling others to get together
Whites and Filipinos,
Negroes and Mexicans,
All kinds of kids will die
Who don’t believe in lies, and bribes, and contentment
And a lousy peace.

Of course, the wise and the learned
Who pen editorials in the papers,
And the gentlemen with Dr. in front of their names
White and black,
Who make surveys and write books
Will live on weaving words to smother the kids who die,
And the sleazy courts,
And the bribe-reaching police,
And the blood-loving generals,
And the money-loving preachers
Will all raise their hands against the kids who die,
Beating them with laws and clubs and bayonets and bullets
To frighten the people—
For the kids who die are like iron in the blood of the people—
And the old and rich don’t want the people
To taste the iron of the kids who die,
Don’t want the people to get wise to their own power,
To believe an Angelo Herndon, or even get together

Listen, kids who die—
Maybe, now, there will be no monument for you
Except in our hearts
Maybe your bodies’ll be lost in a swamp
Or a prison grave, or the potter’s field,
Or the rivers where you’re drowned like Leibknecht
But the day will come—
You are sure yourselves that it is coming—
When the marching feet of the masses
Will raise for you a living monument of love,
And joy, and laughter,
And black hands and white hands clasped as one,
And a song that reaches the sky—
The song of the life triumphant
Through the kids who die.