chiaroscuro punk

Baignées de sueur et de fumée, elles sont économes de mots. Elles commencent par des morceaux courts, comme pour prévenir : on ne dira pas plus que nécessaire. Les t-shirts nous collent à la peau, dehors le soleil de juin est écrasant. La voix qui s’élève est directe. Frondeuse, elle se déplace sur le tempérament, en-dehors du tempérament, à côté de la note : sa fébrilité n’est jamais fragile, mais au contraire affirme son pouvoir de distorsion, de déplacement. Elle conserve donc intacte, dans le chant, l’immédiateté de la parole, ce pouvoir d’autant plus fort qu’il est chiche et commun, pour pousser les murs du réel, créer un nouveau lieu. La voix fait signe depuis l’en-dehors. Fiévreuse sans être agitée, tendue sans rien forcer, elle énonce mais n’assène pas.

Les quatre femmes sont calmes, ni théâtrales, ni hésitantes. Le son est plein, solide, et les compositions me font l’effet d’agencements d’objets insubordonnés, faites de découpes et de superpositions brutes, sobrement sophistiquées, toujours pertinentes. Les discontinuités amenées par le synthé onirique, qui occasionnellement rompent le riff, renforcent la structure en lui donnant du jeu : si on la faisait plus univoque, elle se briserait.

Sur scène, elles sont d’un bout à l’autre concentrées pour faire advenir un instant bien à elles, différent de la marche des choses sans toutefois l’ignorer. Le texte, la voix, la batterie mettent en forme l’ordinaire existentiel, délié, éphémère, tandis que des figures hautes et douloureuses, plus archaïques, apparaissent dans les motifs efficaces des guitares. Les musiciennes posent les bornes d’un interstice tangible qui leur est propre, sans renoncer à la douceur. Chaque soir nous nous couchons avec au corps la poisse et l’ennui du monde ; comme pour les conjurer, elles ont appris à tenir une architecture d’énergies subtilement contraires, riches et dépouillées, chaleureuses et froides, et à la prolonger le plus lontemps possible. L’explosion, la transcendance doivent être tenues à distance : il ne faut rien trahir, ne pas prétendre à un espace arbitrairement ouvert et vaste, mais plutôt entrer dans la manifestation du présent, y plonger les mains, et trouver dans sa texture un imaginaire ; éclairer, travailler le présent dans sa forme terrestre et incarnée. Il ne s’agit pas de déserter, mais d’être attentives à la matière et de faire ce qui est juste — avec nous, dans ce lieu, dans ce jour de printemps trop chaud, dans ces corps et avec les timbres d’ici-bas.

A mesure que je comprends la qualité singulière de la lumière qui se joue sur la scène, s’agrègent dans ma mémoire les réminiscences des peintures du Caravage. Dans un capiteux parfum de bois, d’huile de lin, de résine, tout s’agglomère pour constituer un instant pur, épais : l’atelier du peintre, l’envers du tableau qui est lui-même un tableau, avec toute sa lumière et sa matière, à ceci près que la musique lui donne une forme temporelle, une durée. Térébenthine : une évidence.

La cohérence du son commun pénètre dans le silence comme un vernis dans le bois, sculpte de pesants drapés. Quelques fragments cristallins trouent parfois l’obscurité de leur transparence iridescente, qui évoque un retrait, une suspension. Puis de nouveau les noirs mats et la chaleur étouffée des rouges, des ocres, s’immiscent sous la peau. Tout dans la pièce est lourd de ces couleurs invisibles mais musculairement perceptibles.

Dans l’atelier du Caravage, la poussière tourbillonne dans le rai mordoré qui transperce une haute fenêtre, et vient se poser sur les bruns goudronneux de la palette, sur les draps qui recouvrent les toiles inachevées. Nous sommes à la frontière. Les particules tremblent lentement. La musique est grignotée d’obscurité, de pigments, de métal et de fumée. Dans les vibrations entêtantes de l’air trouble, le moindre tissu clair semble luire. Nous, personnages mouvants du tableau, devrons bientôt trouver comment nous transformer, passer de cet état à un autre que l’on espère neuf et inconnu. Car le monde dans lequel elles nous ont invité à prendre notre place ne durera pas. La combustion est inéluctable, mais elle se produira hors-champ. Leur pouvoir à elles est de faire surgir un nouveau point d’équilibre aussi dense que fugace dans le temps vécu, de peindre pour nous le centre d’une seule seconde : la dernière avant que la toile prenne feu.

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.

son du soleil acide

la vielle allume des feux étranges
dans ma mémoire
il se passe dans ce son quelque chose de l’été aigre
le soleil acide, doux et perçant
il y a dans ce son quelque chose de tristesse et de pierre arrachée
quelque chose de la bruyère
vielle-complainte
comme un appel à l’étoile qui naît, à l’étoile qui meurt
vielle violente et amoureuse
voix pétrie et stellaire
nef des chemins de terre
très près du corps de l’entour des bras
grésillement du champ sous le givre, bruit du clavier comme de vieux os
grésillement de la douleur tue et quotidienne qu’ont au fond ceux qui vivent
et ta basse enveloppement constant recueilli
chuintement grave de la terre rauque
labourée

arrive le granit fou
cathédrale tendue
projetée
dans un vol de grands draps noirs très haut
vient le geste brutal et doux
suspendu — le serment
à la vielle les déchirures sont exercées d’un coup de poignet
main tendre chagrinée
saccade : ancien soliloque de l’égarement

la vielle est un mystère de vin âcre
vielle-prière dansée au bas des montagnes quelque part au centre du village enfoui
talons, bras,
festin
prière tumultueuse et sans dieu, à rien d’autre que la nuit de joie
alors souvent mêlée remuée enchevêtrée d’hommes et de profonde cornemuse
la vielle
allume des feux étranges dans ma mémoire