ce que font peut-être mes amies seules le soir

« Comme vivre est secret ! Mon secret c’est la vie. Je ne raconte à personne que je suis vivante. »

Clarice Lispector, Un souffle de vie, trad. J. et T. Thériot, Des femmes, 1998


je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château sans doute arpenté
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore

Dans la mer

elle nage seule
une femme dans la mer, la nuit
l’eau noire déshabille ses épaules — larges, brutes, voulues

muscles révélés tels une parole

l’horizon persiste, l’eau
s’allume

Que me dit la pierre irrégulière ?

Une anfractuosité, un trou de verdure où luit le jour. Elle s’y glisse, la petite. La roche la blesse, le soleil l’apaise. L’eau fraîche ruisselle entre ses doigts. Le mouvement de l’eau érige des miroirs. Que me disent les oiseaux sauvages ?

Les femmes l’ont escaladée, la montagne, des jours durant. La petite les a suivies. Les femmes se sont aimées, elles sont alors devenues géantes et fières.
viens.
Main douce et rugueuse. Que me dit la pierre irrégulière ?

Elle a pris la main, beaucoup de force dans ses yeux, la petite. Beaucoup de sanglots dans sa gorge, beaucoup d’exil hérité. Beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. Elle crache, mord, se débat. La montagne réplique par un murmure plus dense. Les mots des amies se perdent. Pourquoi pleures tu ?
Je pleure parce que mon cœur a faim. Je pleure parce que l’amour tout entier est encore à venir,
dur et incommensurable,
l’amour vrai qui est déchirement. Partout sur les flancs arides poussent les colchiques les genêts les pins bleus les blessures de fusils.

Prière

le ruisseau se tait quand survient la ligne de ton cou
toi qui es taillée dans la nuit
la plus limpide.
tu me laisses toujours muette, tendue
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc, et la gorge nouée devant l’été de ta bouche.
Tu le sais peut-être — toi qui as l’esprit du chat curieux, de l’eau vive.

La mer grise en hiver
ma musique élimée
un peu de miel — le plus parfumé
voilà, amie, tout ce que j’ai à t’offrir.
et pourtant j’ai l’audace de vouloir venir à toi
chercher sur ta peau une fraîcheur qui bruisse
une fraîcheur de saule
j’ai l’audace de vouloir confier à tes mains mes armes
la ville silencieuse que je porte en moi
les fruits mûrs que des années durant j’ai cueillis
j’ai l’audace de vouloir semer sur tes lèvres
des orangers libres !

mais je reste noyée, sur le seuil.
Tu le sais peut-être, toi qui vois dans quels sourires
se loge la mélancolie.
Tu es la joie, et moi fragmentaire
pleine d’absences
pleine de ferraille
je voudrais t’ouvrir des chemins à la force de ma tendresse
je voudrais te prendre tout au fond de minuit
m’enfouir dans ton rire dénoué
toi solide comme le corail rouge
toi fébrile comme l’herbe après la pluie
c’est de ton récit que mes nuits se peuplent.

Je ne pourrai jamais effleurer la ligne de ton cou, amie
et j’ignore encore ce qui t’ancre au monde
j’ignore ce qui te lie aux vivants, ce qui t’attriste et t’anime
mais je cherche au moins
à ne pas te faire fuir
à te rassasier de musique et de miel
à tenir avec toi quelques conspirations
— tu le sais, toi qui analyses le vent
dans les voiles, les hésitations les manières des vivants,
la cornemuse, les crépitements.

Fille soudaine
Femme frémissante de hasards
Tu me laisses muette, tendue oui
tu me laisses toujours agenouillée
l’épée au flanc
la gorge nouée devant l’été de ta bouche.

un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.

rascasse

à Claude Favre

 

 

elle est la poétesse qui écrit la nuit — le jour elle coupe du poisson
des entrailles de poisson des yeux énormes des
chairs à vif argentées très irisées
elle coupe
le rouget dense sanglant
et quelque chose se tord perpétuellement sur ses mains

oui elle parle de bouches oui hurlantes
la poésie est sa cavale de scarabée fou femme acérée
elle s’empare la nuit du linceul de la Seine et le secoue contre les palais et puis
elle mange à n’importe quel moment de la nuit elle rue elle met à terre son cavalier
la poétesse qui taillade le poisson pour gagner de quoi vivre écrire
la poétesse qui parle des gens qui tombent et qu’on ne ramasse pas
la poétesse qui est sous les ordres d’un chef un
bête chef de qui elle reçoit de bêtes ordres

dans sa nuit sans boussole vont les marins
grand’voiles blanches hivernales
les cartographes sont restés ce soir après la mer
ils ont le cœur brisé et boivent du mauvais vin
elle leur jette ses carcasses
la poétesse qui tue les poissons et

oui
c’est le boulot juste le boulot oui
de la poétesse qui sort son couteau pour écrire
poisson litanie poisson liturgique
poisson entrailles

la glace endurcit blesse fige tout frémissement
et il y a toujours la mort partout dans l’entrepôt
mais la poétesse est là en silence dans le coin à gauche au pied du mur
qui taillade le soleil et les poissons