Tisserande

je voue mon corps au long cette angoisse
aux arbres frissonnants
ceux qui élèvent en hiver leurs bras roides de vieux crucifiés
craquelés de givre au milieu de champs vides
je me tiens près d’eux toujours
rongée par le même lichen, habitée des mêmes corbeaux
de la même grande lumière étonnée

au long de cette angoisse je voue mes pas
aux marins perdus en mer
dans l’océan gris sous les cieux gris, dans son remous de perles et de noyés
je dérive moi aussi selon la houle, près des abysses et des étoiles
près des roches brûlées
en essayant d’y trouver prise pour revenir à la terre
revenir à celui qui se souvient de moi

au long de cette angoisse je voue mes mains
aux araignées bleues sur le chemin des morts
je suis, je le sais, tisserande
de mes propres chagrins

mais je te le promets, amant
toutes les nuits désormais
doigts vifs ou doigts gourds
j’invoquerai la rosée et déferai la toile
pour que tu puisses
au fond de mes bras et de mon âme
te blottir, et que nous puissions encore grandir l’un en l’autre
deux vastes orangers au début du monde

Entrailles de la montagne

et je sais, colère intarie et solitaire
je sais que des entrailles de la montagne jaillit l’orage très vieux
dur comme le premier arbre,
céleste comme le sein d’une femme endormie
l’orage qui se lève pour prononcer sa parole d’ossements
charriant son odeur métallique d’humus et de bois sourd

je suis debout
pleine d’incertitudes corrélées
mais je sais que des entrailles de la montagne jaillit le son épais de l’orage
lorsque les gouffres enflent jusqu’à l’éclair et s’effondrent
en un lent fracas de nuit

brille le ciel noir
luit la montagne
je demeure
tandis que la pierre gonflée du tonnerre déploie son mystère d’enfance et de mort
tandis que la pluie se mêle à l’or terni du soir
tandis que dans les forêts s’échafaude un long murmure de hérissons et de dieux fatigués
le long de mes bras remontent mille frémissements obscurs
au fond de mon torse mille fouissements
flancs bruns frappés de vent et de lumière
flancs de roches mal exaucées
flancs torrentiels assiégés de brume
oh cri inachevé du monde
auprès de l’orage
auprès de l’orage je demeure, épuisée, nourrie de pluie

Que me dit la pierre irrégulière ?

Une anfractuosité, un trou de verdure où luit le jour. Elle s’y glisse, la petite. La roche la blesse, le soleil l’apaise. L’eau fraîche ruisselle entre ses doigts. Le mouvement de l’eau érige des miroirs. Que me disent les oiseaux sauvages ?

Les femmes l’ont escaladée, la montagne, des jours durant. La petite les a suivies. Les femmes se sont aimées, elles sont alors devenues géantes et fières.
viens.
Main douce et rugueuse. Que me dit la pierre irrégulière ?

Elle a pris la main, beaucoup de force dans ses yeux, la petite. Beaucoup de sanglots dans sa gorge, beaucoup d’exil hérité. Beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. Elle crache, mord, se débat. La montagne réplique par un murmure plus dense. Les mots des amies se perdent. Pourquoi pleures tu ?
Je pleure parce que mon cœur a faim. Je pleure parce que l’amour tout entier est encore à venir,
dur et incommensurable,
l’amour vrai qui est déchirement. Partout sur les flancs arides poussent les colchiques les genêts les pins bleus les blessures de fusils.

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

terre jaune

arrive l’été avec ses craquèlements
arrive l’été avec son cortège d’ombres au plus profond des puits
arrive l’été et son tambour aigre
arrive l’été et ses nuits griffues
sèches et si douces qu’on pleure de ne pouvoir les mordre les goûter les garder les cacher les offrir à celle qu’on aime
arrive l’été et pour la cinquième année ma poitrine est une jachère brûlée
arrive l’été et son sillage de petites créatures tapies discrètes
fourmis âpres
arrive l’été et sa cavalcade de seigle nu

chanson des camarades

je pense à vous camarades
aux quelques nuits que j’ai passées près de vous
dans la montagne
vieille grange immense et froide dans l’été

et on se réchauffait avec couvertures et cafés trop forts
et on écoutait les histoires râpeuses des unes et des autres
les étreintes étaient brèves et les joues rouges
dans tous les yeux se lisait la joie de ne pas ressentir l’absence, d’oublier le reste
la reconnaissance d’être seulement là et bienvenus
on se tutoyait et on chantait ensemble
avec du sommeil et du vin dans la voix, je me souviens de la fille qui se lève soudain en riant d’autre chose et qui ébouriffe ses ailes
et qui chante avec sa voix de rocaille trouée solaire
ce sont les moments où la camaraderie signifie vraiment quelque chose au
milieu de la lutte constante désespérée contre tout ce qui nous détruit, la lutte dont on ose à peine penser qu’elle ne sera pas vaine
ce sont les moments où la vieille chanson de chevaux fougueux, de voleurs et de tristesse
où la vieille chanson nous rend invincibles
cette nuit je marche seule et je chante cette chanson à nouveau

et vous seuls pourriez savoir la joie fragile
tissée de larmes et de poings
je sais que vous seuls pouvez vous emparer de ces hymnes crasseux chapardés
et hocher la tête, allongés sur les canapés éventrés dans la grange
avec des sourires d’évadés
à vous seuls cette chanson évoque le miel, les mains pleines de boue le ruisseau glacé qui brille au soleil
transparence
les flics qui se rendent
à vous seuls cette valse de traviole
à vous seuls cette chanson de cris sauvages et doux
à vous seuls cette chanson du fin fond des nuits
la musique des camarades est la musique des bas-fonds et du plus haut des montagnes
la musique des camarades résonne dans la rue déserte
toute la musique fragile éraillée et qui crie
chantée ensemble comme une seule rage
une seule mélancolie

son du soleil acide

la vielle allume des feux étranges
dans ma mémoire
il se passe dans ce son quelque chose de l’été aigre
le soleil acide, doux et perçant
il y a dans ce son quelque chose de tristesse et de pierre arrachée
quelque chose de la bruyère
vielle-complainte
comme un appel à l’étoile qui naît, à l’étoile qui meurt
vielle violente et amoureuse
voix pétrie et stellaire
nef des chemins de terre
très près du corps de l’entour des bras
grésillement du champ sous le givre, bruit du clavier comme de vieux os
grésillement de la douleur tue et quotidienne qu’ont au fond ceux qui vivent
et ta basse enveloppement constant recueilli
chuintement grave de la terre rauque
labourée

arrive le granit fou
cathédrale tendue
projetée
dans un vol de grands draps noirs très haut
vient le geste brutal et doux
suspendu — le serment
à la vielle les déchirures sont exercées d’un coup de poignet
main tendre chagrinée
saccade : ancien soliloque de l’égarement

la vielle est un mystère de vin âcre
vielle-prière dansée au bas des montagnes quelque part au centre du village enfoui
talons, bras,
festin
prière tumultueuse et sans dieu, à rien d’autre que la nuit de joie
alors souvent mêlée remuée enchevêtrée d’hommes et de profonde cornemuse
la vielle
allume des feux étranges dans ma mémoire