Une heure quinze

c’est au dernier métro il y a ceux qui sont étrangers au jour
ceux qui ne connaissent pas midi
les filles en vestes de cuir noir
les filles sans personne les filles bière à la main les filles avec du rouge sur les lèvres un peu à côté
les filles les yeux à côté de la bouche
c’est au dernier métro les filles tristes et les ivrognes
les paumés du milieu de la nuit avec leurs chiens aux yeux tombants et doux
quelque chose d’une brisure
on sait que le métro entre une heure quinze et cinq heures et demie sera désert
rendu aux fantômes

artères
litanies sales
crasse habituelle devenue trop épaisse pour effacer
graffitis, murmures, rails et rats, on est plus près de la terre sans le reste des gens
pressés
ici on a le temps on n’est plus
à ça près
c’est au dernier métro les filles qui rentrent de fête qui soudain sont devenues tendues
serrent leurs clés dans leur poing dans leur poche au cas où, s’il m’arrive quelque chose tu penses tout le temps
tu te concentres

au dernier métro les filles qui s’embrassent et les hommes maigres qui les regardent
le dernier métro ne leur appartient plus aux hommes fêtards trop bruyants ils se
retirent d’eux mêmes
face au silence instauré par ceux qui savent
c’est une sorte de recueillement face à la nuit et la fatigue et les corps
le dernier métro l’heure secrète des vivants
l’heure qu’on garde pour soi qu’on évoque doucement le lendemain vers onze heures quand on se lève
oui je suis rentrée j’ai pris le dernier métro  sinon j’aurais dû prendre un taxi
on ne dit pas ce qu’on y a pensé ce qu’on y a lu ce qu’on y a observé
c’est un secret qui se partage entre les noctambules aux traits absents
il y aura encore après les cheminots qui se salueront et qui rentreront et puis enfin laisseront les rails les couloirs
à l’écho
trois ou quatre heures sous la ville
vides

Cailloux

des petits hérissons cosmiques qui grignotent les pierres
des petits hérissons sur la lande comme des étoiles
en cette terre âpre éloignée
il faut croire que les morts se promènent
certains soirs

pas compté le nombre de battements
pas compté le nombre de larmes le nombre de pas
pas compté les verres pas vu venir l’usure 
j’ai passé la nuit à pétrir une pâte d’os et de pluie et de vin
à broyer
très fin mes mains et le souffle
de mon fantôme
j’ai tenté de me souvenir de ce que nous avions appris il y a quelques années sur le nombre des étoiles
la trajectoire de l’ennui
pas compté mes peurs pas mesuré le froid quand les lumières s’éteignent dans la ville au milieux des boyaux des grands blocs de rouille et de nuit

des navires

à lancer des sorts au soleil depuis les ponts des navires
les yeux hagards déchirés
seule le soir
la nuit entre terre et mer
mon corps est un réseau de rues désertes

je suis toujours dans ce jardin mort discret tranquille
avec une seule rose vieillie qui court le long
des murs
chemin de neige
la solitude je la bois toujours à grands verres
j’observe les animaux
envie leurs griffes

je mange ma propre rage
lancer des sorts au soleil depuis les navires
est un recueillement
rentrer en soi
partir et laisser faire la tristesse

sur chaque crâne

lentement recouvertes de lumière du jour
des libellules

Une minute de silence – Philippe Soupault

j’abandonne ce repos trop fort
et je cours haletant vers le bourdonnement des mouches
La prophétie des mauvais jours et des soirs maigres
aboutit toujours à ce grand carrefour
celle des secondes prolongées
bondé de nuages ou de cris
On joue de grands airs
et c’est la nuit qui s’approche
avec ses faux bijoux d’étoiles
Est-ce le moment de fermer les yeux
C’est l’heure des sonneries
le grand va-et-vient des visages
et des ampoules électriques
je n’ai pas besoin d’être seul
pour croire à la volonté à la franchise au courage
Il suffit d’un parfum couleur de tabac
ou d’un geste lourd comme une grappe
L’odeur des assassinats rôde nécessairement
Mais il y a le soir qui attend bleu comme un oiseau
Mais il y a la nuit qui est à la portée de mes mains
Mais il y a une fenêtre qui s’éclaire d’un seul coup
il y a un cri
un regard qu’on devine
un regard qui est chaud comme un animal
et ces longs appels des arbres immobiles
tout ce qui s’endort pour l’immobilité
dans la concession perpétuelle du vrai silence
et ce silence plus sincère encore d’un sommet d’ombre
que les nuages baisent d’un seul coup

in Georgia, Epitaphes, Chansons (éd. Gallimard)

troisième neige

passages tracés entre les tombes
cerisiers noirs
c’est aujourd’hui la troisième neige de l’hiver

elle vieille femme qui ploie, qui se confond avec les branches
remue le sol par poignées de terre dans ses mains gercées
blanches ses lèvres rouges ses yeux

parcourue d’oiseaux
la montagne est une ombre qui rassemble morts et vivants

veines apparentes, tout possède l’odeur des choses mourantes
la vieille et la terre dure
dès cette minute elles sont toutes deux en fuite

l’hiver est court les cerisiers sont
noirs
muets
révérencieux

Nâzim Hikmet – Espoir

Poème du recueil Il neige dans la nuit, publié chez Gallimard.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Les camions d’ordures à l’aurore
Font, le long des trottoirs, la récolte des morts
Cadavres d’affamés, cadavres de chômeurs

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles.
A l’aurore la famille des paysans
Homme et femme âne et charrues de bois
L’âne et la femme attelés à la charrue
Labourent la terre, une miette de terre.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
A l’aurore, il meurt un enfant
Un enfant japonais à Hiroshima
Douze ans et numéroté
Ni diphtérie, ni méningite
Il meurt en 1958
Il meurt un petit japonais à Hiroshima
Né peut être en 1945.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et quand se lève le soleil sur les pétales de la rose
Les pilotes silencieux sur les pistes de l’aéroport
Chargent de bommes H les appareils à réaction
Et à l’aurore à l’aurore
Les étudiants, les ouvriers
Sont fauchés par les mitrailleuses
Et les acacias du boulevard
Et les fenêtres et les pots de fleurs sur les balcons

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un homme d’etat
Retourne après la réception nocturne à son palais
Au lever du soleil gazouillent les oiseaux
A l’aurore, à l’aurore
Une jeune mère allaite son enfant

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et j’ai vécu ; à l’aurore ; une nuit
Toute une longue nuit d’insomnie
Et dans la chaleur
J’ai pensé à la mort, à la nostalgie ;
J’ai pensé à toi, à mon pays
Et à l’aurore un homme grassouillet
Sort de son lit et s’habille, distrait :
Qui faut-il aujourd’hui dénoncer et à qui ;
Comment gagner les bonnes grâces de mon chef ?

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore un chauffeur mort
Est pendu à un arbre, au bord de la route
On l’arrose d’essence on le brûle ;
Puis l’on va boire au café
L’autre chez le coiffeur va se faire raser
Un autre de bonne heure ouvre son magasin
Un autre encore embrasse une fille sur le front.

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, à l’aurore
Et encore à l’aurore, une prisonnière
Liée à la table par des courroies
Couchée sur le dos,
Ses seins nus éclaboussés de sang
Est interrogée au fond d’une cave
Ses tortionnaires fument des cigarettes,
L’un est un garçon de vingt ans
Et l’autre un sexagénaire
Leurs cheveux trempés de sueur
Les manches retroussées
Et les sacs de sables et les électrodes

Ils marchent, marchent les réacteurs atomiques
Et passent au soleil levant les lunes artificielles
Et à l’aurore, où est l’espoir ?
L’espoir, l’espoir, l’espoir

L’espoir est en l’homme

l’aurore la langueur toi tes mains tes bras transpercer l’orage l’horizon
empoisonnée furtive ma maison
questions
questions
questions
en bas la route
amante virile et intrépide je marche à l’envers des rêves je fume à l’endroit du monde le plus grand
je mords des doigts invisibles et mourants
des fantômes apparaissent derrière des enfilades de vitres ils sont attendus le mardi
je suis de la couleur du ciel bas quand il est midi
je suis vide et soûlée à l’odeur des vagues
je suis vide
ma main est une amertume
disparaître serait peut-être une bonne chose
disparaître serait peut-être mourir mais pas seulement
disparaître serait relire la route et revenir enfin main dans la main avec ce qu’on est
les jardins en pleine ville
sur toi l’odeur persistante de ceux que tu as aimé
le brouillard la douleur l’envie le désir
à surmonter sur le pas de la porte le matin en vivant encore un peu quelques heures sans toi
il s’agit d’écouter les morts écouter les battements des portes et des navires
lancinants graves saccadés à la manière du givre
pourquoi pas ouvrir des portes
pourquoi pas relâcher les animaux les fauves hors de soi
un cri
mon râle
un frisson
commence sous la terre la saison des géants
comment faire pour ne pas te perdre
garde sur toi
l’odeur persistante de ceux que tu as aimé toutes ces nuits d’avant
quelques anges
pour mieux vider ta tête de leurs voix

Soupault – Aux assassins les mains pleines

Suis-je un assassin
Je n’ai qu’à fermer les yeux
pour m’emparer d’un revolver
ou d’une mitraillette
et je tire sur vous
vous tous qui passez près de moi

Je ferme les yeux
et je tire
à perdre haleine
de toute mes forces
et je vous atteins tous
connus et inconnus
tous sans exception

Je ne sais même pas si vous mourrez
je ne vous entends pas
je tire en fermant les yeux
et vous tombez sans un cri
et vous tombez nombreux comme des souris
comme des poux
je vous abats
car je tire dans le tas
vous n’avez même pas le temps de rire
je tue tous ceux qui se présentent
sans même savoir leurs noms
ni apercevoir leurs visages
je tue tout le monde sans distinction
La nuit m’appelle à l’affût
je n’ai même pas besoin de bouger
et toute la compagnie dégringole
je tue aussi un à un
ou deux par deux
selon les nuits
ou lorsqu’il fait très noir
mais je ne me tue jamais
j’écoute les coups de revolver
et je continue
je ne rate jamais personne
et je ne perds pas mon temps
je ne vois pas le sang couler
ni les gestes des moribonds
je n’ai pas de temps à perdre
je tire et vous mourez

Solitude

En écoutant le Grave de la deuxième sonate de Bach pour violon seul interprété par Nathan Milstein.

 

haute et vaste forêt tenue en éveil par les loups
hiver au milieu des feux
les souvenirs tiennent bon
la ville je l’ai laissée derrière moi et j’ai emmené ma solitude
je chemine main dans la main avec une ombre

âcre la cendre se mêle au givre
ta voix de brisure et de falaise
se confond avec le vent

nuée de visages et de sensations de corps de morsures de tressaillements
un grand son noir et qui transperce

tu m’éreintes d’échos et de couleurs froides
je cherche de la lumière dans des petites maisons sur les chemins
en bas des champs de glace
je cherche des traces
des paroles des appels
je cherche ceux qui ne m’oublient pas
mais tu es là toujours
tu ne me laisses pas fuir
tenaille
la fatigue ne suffit pas à t’oublier
je ne suis pas d’ici
je me retranche en moi-même
oraison
épines
avec la peur et toi pour seule frontière

 

24. 06. 14.