j’étudie

je fais l’effort de la nuit
j’extirpe de moi l’effort de la nuit
je veux tout étudier
tout relire de la nuit
je veux connaître l’ensemble des choses ultimes

de part et d’autre de ma bouche
cinq dents en or
qui mastiquent l’air noir
j’arrache des lambeaux, j’arrache
des moisissures
voilà :
les dents d’or
les dents d’os
un mélange de tout ça
la mâchoire craque claque palpite ftak sak mak dak plak
l’air est noir et l’air est gluant
la mâchoire fait le bruit des choses gluantes
que l’on décolle
je suis pleine de voix sourdes blanches — ma tête tranche
la nuit
et la nuit découpée s’effondre à mes pieds
chez-moi est une muraille
chez moi je suis enclose
ma main bouge
cette odeur d’encens c’est la mort
longue vertèbre
l’odeur de l’encens emplit ma bouche
ma bouche est noire osseuse scintillante
elle scintille
je vois bien ce qui m’attend
et, pour tout vous dire,
je m’impatiente.

Prière – Antonin Artaud

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

 

in « Le Pèse-Nerfs », Gallimard, 1968.

Des formes de repos : II

un grand et bon repos qui m’emplirait
ce serait
un matin : regarder dans le miroir
et sentir que je ne veux plus m’enfuir de mon corps
ce serait
marcher seule à travers des champs d’herbes hautes
au milieu du jour et de l’été
et m’asseoir un moment
la masse des montagnes me contiendrait toute entière
aux côtés de mille autres insectes
ce serait
enfouie quelque part dans Galway
dans un pub étroit et feutré
jouer avec d’autres des airs doux et joyeux et obscurs
et passer la nuit comme ça
en buvant du thé et du whisky
avec nos violons nos mélodies
avec des voix que je ne connais pas encore
revenir en Irlande comme à la maison.

ce serait
quand le soir tombe
le souffle perpétuel
contenu dans un corps transparent
à la dérive sur la mer.

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne

Les Guérillères – Monique Wittig

Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leur chevelure comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entoure, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.

 

***

Elles disent qu’on leur a donné pour équivalents la terre la mer les larmes ce qui est humide ce qui est noir ce qui ne brûle pas ce qui est négatif celles qui se rendent sans combattre. Elles disent que c’est là une conception qui relève d’un raisonnement mécaniste. Il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés. Ses schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence. Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. Elles plaisantent à ce sujet, elles disent que c’est tomber de Charybde en Scylla, éviter une idéologie religieuse pour en adopter une autre, elles disent que l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles n’ont plus cours.

 

Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.

Se consumer

ce désir épuisé d’étreindre en toi l’invisible
les nerfs nocturnes m’enserrent dans leur blancheur, dans leur promesse :
la bouche de l’aimé, son corps hanté d’herbes, je cours et je dévore j’aspire TOUT
je m’emmêle, je crame et je crache l’ouragan l’église le livre

O YOU TURMOIL

et puis mes muscles aussi
qui se soumettent à l’orgueil des torrents
fluidité rare unique transparente mouvement total
il faut bramer au long des montagnes
comme un envoûtement
rien de cette beauté n’est illusoire
la mer ce soir se dénoue et emprunte le chemin de ma gorge
l’écorchure trouve écho dans le seul silence
le courage est un cheval réticent
la langueur une robe d’absences
qui emprisonne mon corps et la lumière

ne t’attache pas à la fiction, à la mémoire
cherche plutôt les replis :
vois cette longue femme insoupçonnée
quittant le jardin des délices
dans le tremblement de midi

Objets de méditation – Henri Michaux

Les Mages haïssent nos pensées en pétarade. Ils aiment demeurer centrés sur un objet de méditation. Ces objets sont au plus intime, au plus épais, au plus magique du monde.
Les premiers, non les principaux, sont au nombre de douze, savoir :

Les primordiaux crépusculaires.
La chaîne molle et le nombre nébuleux.
Le chaos nourri par l’échelle.
L’espace poisson et l’espace océan.
Le trapèze incalculable.
Le chariot de nerfs.
L’ogre éthérique.
Le rayon de paille.
Le scorpion-limite et le scorpion complet.
L’esprit des astres mourants.
Les seigneurs du cercle.
La réincarnation d’office.

Sans ces élémentaires notions de base, pas de communication véritable avec les gens de ce pays.

 

Henri Michaux, « Au Pays de la Magie », in Ailleurs, Gallimard, 1986.

entre la pluie

I.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure.
Je suis sortie à la recherche d’un peu d’air frais
mais le dehors était tiède, neutre, amniotique
moi je voulais le froid, l’implacable, le vent qui remet en mouvement les choses dans mon corps et ma tête
démembrer laver à grandes eaux ressouder polir retailler
Je voulais m’enivrer puis le vent n’était pas là
l’hiver n’était plus qu’un murmure au lieu
d’une hache
je suis revenue aussi fixe que j’étais sortie
aussi immobile en-dedans
je voulais cesser de m’enfouir, de me confondre, il fallait que je sorte de moi
je voulais m’arracher à la chaleur
raboter mes os creuser au couteau en mon poitrail chasser
les scories dans l’atmosphère blanche
mais l’hiver n’était plus qu’un murmure et je n’ai pu que revenir
à mon ventre ma poitrine,
à mes collines rauques dépolies persévérantes ;

je cherchais une brisure, une faille où renaître
je suis rentrée avec la sensation de n’être pas plus en vie qu’avant
et je me suis endormie.

Tous ceux qui te connaissent
savent ce que je pleure.
On essore un linge : mon cœur toile rêche soie fine grosse laine
mon cœur empoigné entordu serré d’où coule foule de fourmis blafardes
bestioles tenaces du chagrin.
Tous ceux qui te connaissent savent
ce que je pleure
ô mon semblable
ô mon énigme.

 

 

 

 

II.

Ma chair ma peau se troublent
au souvenir du jour où j’ai compris pour la première fois
ta voix d’écorce tendre gravée
où j’ai surpris ton sourire noyé d’or pur et
ta façon de te mouvoir libre oblique entre les êtres et les choses
toi qui les observes et n’oublies jamais d’être leur égal
sans rien écraser,
sans jamais te soumettre.
je t’ai regardé et j’ai su qu’en toi
homme anguleux homme de guingois et criblé de tristesses
j’ai su que tu portais des lucioles des éboulis des charpentes
des vacillements des solitudes
j’ai vu en ton corps, en chacun de tes gestes, le fleuve,
l’oiseau en vol
et des mois durant tu me les as donnés
avec la même sincérité, le même émerveillement
que ceux qui tailladaient
mon âme entière.

Il faut scruter la pluie pour te voir, amant-tumulte :
tu nais dans les pierres, dans les incertitudes du crépuscule
dans l’heure qui n’est pas
tu te retiens de tout te fais insaisissable
pour mieux laisser leur temps et leur place aux choses
souvent tu disparais aux inattentifs
dans les béances pâles, les trouées
laissées par la pluie

et je connais depuis cet été-là
ta bonté plus finement taillée, plus délicatement offerte qu’un bijou
ta bonté soleil de fin d’après-midi
je connais ta douceur droite, haute et rocheuse
ta façon de te tenir anguleux et secret au fond du jour
de te réfugier sans rien dire en toi-même
en quête des sources, des chênes, des lieux où le sang se tait
ô mon ami évadé, humble ainsi qu’un début d’automne
qui à tes amis proposes : marchons ensemble
avec une simplicité de nuit
je connais maintenant ta liberté que tu habites avec patience et grande force
et je sais que tu reviens d’anciennes traversées
au pays des ombres, qui ont ébloui d’ambre et de cuivre
ton front ;
je connais ton vieux mépris des hommes, c’est-à-dire du meurtre
et ton respect infini de ces mêmes sales hommes
qui cherchent, et se répandent, et demeurent.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure : ton mystère
ton visage doux comme un temps d’herbes folles
tes chemins qui répondent à mes chemins
ton économie de gestes et de paroles
gorgée toujours de foudroiements innommés
du jour où l’on t’a vu, toi
du jour où l’on t’a enfin vu
on ne peut faire autrement que de
te reconnaître,
et de t’aimer, et de te vouloir très près, toujours
lune vive et rassurante. J’accepterai un jour de n’être pas
la seule à t’avoir vécu.

Photo par @sylvaf (Flickr). CC BY-NC-ND 2.0.