couru ensemble on était plein dans la nuit dévalant des escaliers la multitude de ruelles illuminant les murs de rouge et de noir fracas d’étincelles et de souffles on a couru
et on a pris les ponts
une horde de louves et d’anges crasseux avec le sang monté aux joues avec les mains agrippées aux réverbères et les flics derrière nous
nos corps étaient partout la nuit était partout dans nos bouches et nos yeux et on a pris les ponts
un feu prit soudain quelque part
tes cheveux se couvrirent de roses
et les flics derrière nous
éclats de verre, un total abandon, un embrasement
nous nous tenons par la main envahissons l’aube dans cette ville grande vieille grise grelottante solaire et sordide
s’échapper
nous n’irons pas travailler demain
accueil et surveillance
Tôt le matin on vient en grand silence
admirer des objets morts et dorés
et ce musée d’histoires anecdotiques est comme un hôpital
avec une odeur vieille de poussière et de bois
une vieille France rachitique entre y admirer des portraits de Louis XVI
tous quasi identiques
et des tableaux de batailles rangées des uniformes napoléoniens un berceau impérial des médailles de guerre la chaussette de Voltaire le pot de chambre de Proust des dés à coudre
horloges éreintées au son famélique et cassant
des automates du dix-septième
très entretenus
soigneusement abandonnés au soleil sale de novembre
nous silhouettes noires veillons sur ces cadavres
attentives à chaque craquement, chaque fantôme
gardiennes inregardées
précaires depuis peu ou
tranquillement rendues folles par des
années à répéter cet ennui
personne ne dort plus jamais
Cadastre
avez-vous compté toutes les routes
de ce grand trou de misère qui est comme un pays
en avez-vous nommé les forteresses
avez-vous calculé combien d’arpents de roses couvrent son sol noir
avez-vous mesuré la hauteur des vagues à sa dernière falaise
répertorié ses vents
listé ses phares et ses cimetières
recensé ses bibliothèques
ses prisons
savez-vous quelle est la topographie de la misère
où consulter le registre des corps abattus engourdis
je ne veux pas de votre nuit crie-t-elle
ni de votre rivage ni de votre mansuétude
si je vous prend la main c’est pour la mordre et la donner aux chiens qui dorment là-bas dans cette grange
ah faiseurs de mort et comptables des vivants
dans mon ventre des entrailles remplies de griffes et de crocs
dans mon ventre une ville éclatée des morceaux de verre des diamants éparpillés
avez-vous calculé combien d’arpents de ciel les femmes parcourent chaque nuit
boussoles
le soir s’observe à la loupe aux côtés des fourmis et des grouillantes
la rue superbe et nuit de bataille et de réverbères gisants
verre brisé
des foules d’animaux à la lumière des néons
il ferait bon-vivre au soleil
là où les fleuves se retirent
éventrés
découvrant une femme belle et grise qui marche à petit pas
les seins hauts avec
des îles à son bras, brutale et sommeilleuse
couverte d’algues horizontales
une océanographe amoureuse
abîmée par l’obscur
et le large
invécu
Si je me couche… – Philippe Jaccottet
Si je me couche contre la terre, entendrai-je
les pleurs de celle qui est en dessous,
les pas qui traînent dans les froids couloirs
ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?
J’ai dans la tête des vision de rues la nuit,
de chambres, de visages emmêlés
plus nombreux que les feuilles d’arbres en été
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de miroir
mal éclairé par des lampes falotes —,
mais aussi dans les foires d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue,
moi aussi j’ai langui après des corps.
J’ai plein la tête de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens des bouches inlassables sur les bords —
tout cela maintenant pour moi est sous la terre
et mon oreille collée à l’herbe l’entend,
à travers le tonnerre de sa propre peur et les coups de scie des insectes, qui gémit —
donnez lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, c’est sûr, elle est en-dessous, obscure, et elle pleure.
Une heure quinze
c’est au dernier métro il y a ceux qui sont étrangers au jour
ceux qui ne connaissent pas midi
les filles en vestes de cuir noir
les filles sans personne les filles bière à la main les filles avec du rouge sur les lèvres un peu à côté
les filles les yeux à côté de la bouche
c’est au dernier métro les filles tristes et les ivrognes
les paumés du milieu de la nuit avec leurs chiens aux yeux tombants et doux
quelque chose d’une brisure
on sait que le métro entre une heure quinze et cinq heures et demie sera désert
rendu aux fantômes
artères
litanies sales
crasse habituelle devenue trop épaisse pour effacer
graffitis, murmures, rails et rats, on est plus près de la terre sans le reste des gens
pressés
ici on a le temps on n’est plus
à ça près
c’est au dernier métro les filles qui rentrent de fête qui soudain sont devenues tendues
serrent leurs clés dans leur poing dans leur poche au cas où, s’il m’arrive quelque chose tu penses tout le temps
tu te concentres
au dernier métro les filles qui s’embrassent et les hommes maigres qui les regardent
le dernier métro ne leur appartient plus aux hommes fêtards trop bruyants ils se
retirent d’eux mêmes
face au silence instauré par ceux qui savent
c’est une sorte de recueillement face à la nuit et la fatigue et les corps
le dernier métro l’heure secrète des vivants
l’heure qu’on garde pour soi qu’on évoque doucement le lendemain vers onze heures quand on se lève
oui je suis rentrée j’ai pris le dernier métro sinon j’aurais dû prendre un taxi
on ne dit pas ce qu’on y a pensé ce qu’on y a lu ce qu’on y a observé
c’est un secret qui se partage entre les noctambules aux traits absents
il y aura encore après les cheminots qui se salueront et qui rentreront et puis enfin laisseront les rails les couloirs
à l’écho
trois ou quatre heures sous la ville
vides
Cailloux
des petits hérissons cosmiques qui grignotent les pierres
des petits hérissons sur la lande comme des étoiles
en cette terre âpre éloignée
il faut croire que les morts se promènent
certains soirs
pas compté le nombre de battements
pas compté le nombre de larmes le nombre de pas
pas compté les verres pas vu venir l’usure
j’ai passé la nuit à pétrir une pâte d’os et de pluie et de vin
à broyer
très fin mes mains et le souffle
de mon fantôme
j’ai tenté de me souvenir de ce que nous avions appris il y a quelques années sur le nombre des étoiles
la trajectoire de l’ennui
pas compté mes peurs pas mesuré le froid quand les lumières s’éteignent dans la ville au milieux des boyaux des grands blocs de rouille et de nuit
des navires
à lancer des sorts au soleil depuis les ponts des navires
les yeux hagards déchirés
seule le soir
la nuit entre terre et mer
mon corps est un réseau de rues désertes
je suis toujours dans ce jardin mort discret tranquille
avec une seule rose vieillie qui court le long
des murs
chemin de neige
la solitude je la bois toujours à grands verres
j’observe les animaux
envie leurs griffes
je mange ma propre rage
lancer des sorts au soleil depuis les navires
est un recueillement
rentrer en soi
partir et laisser faire la tristesse
sur chaque crâne
des libellules
Une minute de silence – Philippe Soupault
j’abandonne ce repos trop fort
et je cours haletant vers le bourdonnement des mouches
La prophétie des mauvais jours et des soirs maigres
aboutit toujours à ce grand carrefour
celle des secondes prolongées
bondé de nuages ou de cris
On joue de grands airs
et c’est la nuit qui s’approche
avec ses faux bijoux d’étoiles
Est-ce le moment de fermer les yeux
C’est l’heure des sonneries
le grand va-et-vient des visages
et des ampoules électriques
je n’ai pas besoin d’être seul
pour croire à la volonté à la franchise au courage
Il suffit d’un parfum couleur de tabac
ou d’un geste lourd comme une grappe
L’odeur des assassinats rôde nécessairement
Mais il y a le soir qui attend bleu comme un oiseau
Mais il y a la nuit qui est à la portée de mes mains
Mais il y a une fenêtre qui s’éclaire d’un seul coup
il y a un cri
un regard qu’on devine
un regard qui est chaud comme un animal
et ces longs appels des arbres immobiles
tout ce qui s’endort pour l’immobilité
dans la concession perpétuelle du vrai silence
et ce silence plus sincère encore d’un sommet d’ombre
que les nuages baisent d’un seul coup