un autre whisky

nous sommes là oui, indiscutables
debout comme des étoiles
femmes en smoking élimé, gants de soie bon marché, bretelles, perles blanches, cannes-épées
empare-toi je te prie
empare-toi de la ligne qui va de mes reins à ma nuque

peut-être pourrais-je te voir encore
quelques nuits
tu m’ensoleillerais ville véhémente tu me
caresserais de tes mains de barricade, ton corps escarpé tes silences âpres

fatras de robes la chanteuse a une voix de fleuve abrupt de pierre taillée
bras nus manches retroussées
bretelles muscles apparents parfum bleuté
fière la valse
elle dit : je mangerai fiévreuse chacun de tes frissons
route inéluctable, déviation perpétuelle
cheval épineux verre soufflé
tu arracheras mes engelures mes superstitions mes sacerdoces
en éternelle cavale nous broderons le fil d’or jamais terni
La force de la nuit est toujours avec nous
mes sœurs
mes amantes.

je répandrai dans tes mains le miel et le vol des colibris
nous accomplirons un intense mouvement calligraphique
consistant à défaire la brisure —
recoudre le grand orgue, choisir le givre
et bientôt reproduire le vertige
elle dit : je frôlerai tes seins précis comme des navires
elle dit : je frôlerai ta gorge lyre assoiffée
j’offrirai à tes dieux ma sueur
ce sera l’énigme bien terrestre, l’énigme sans icônes
la révolte la foule que j’embrasse au creux de ton cou
des semailles au milieu de l’usine
des semailles sur tes hanches je te mords
je voudrais m’éveiller et te savoir dans mes bras
je te promets

dancing enfumé à minuit
on sent partout la brume et le lilas, le vieux cuir les cigarettes
et les verres tintent avec un bruit de prison qui s’effondre
empare-toi je te prie de mon aube épineuse
amarre-toi, brillante et lunaire, à ma bouche
le rideau est rouge et tu demandes un autre whisky
ma chère ce soir je décide que la lune se lève à nos côtés

 

04/04/18 – 01/05/18.

 

Playlist : Barbara, Emahoy Tségué-Maryam Guèbrou, Louis Sclavis, Astor Piazzola, Pascal Comelade, Sotiria Bellou.

fleuve pourfendu

je célèbre un gros fleuve qui remue, harnaché
comme un météore
un fleuve au ventre de lumière tremblante de zone industrielle
au ventre de cathédrale de Troyes
un fleuve qui se dirige, obscène et dense,
vers l’éclatante beauté des carcasses
celles que tu vois ici suspendues dans les camions blancs, écorchées les jours de marché
longtemps les bœufs ont travaillé dans le givre et le blé
sans rien dire ils guettaient le
surgissement d’une folie véritable
leurs carcasses sont d’une beauté rouge et bleue, avec des dorures
et des coquelicots
leurs carcasses naissent de la même matrice que les algues et les anges

entrepôts disposés tels des éclairs silencieux
sages et limpides parmi les arbres noircis
ils sont mille et très solitaires
les rues basses des villages se parent de leur voile lourd et nocturne
— j’ai échoué à franchir ta bouche
les rues se blottissent contre leur unique réverbère
avec leur courage de pierraille
leur effort de laine cardée
sidérurgie très céleste
les miroirs en revanche se sont tus

cesse de mendier la douceur, toi qui me fais
l’honneur
de partager ton pain brûlant

chanson des camarades

je pense à vous camarades
aux quelques nuits que j’ai passées près de vous
dans la montagne
vieille grange immense et froide dans l’été

et on se réchauffait avec couvertures et cafés trop forts
et on écoutait les histoires râpeuses des unes et des autres
les étreintes étaient brèves et les joues rouges
dans tous les yeux se lisait la joie de ne pas ressentir l’absence, d’oublier le reste
la reconnaissance d’être seulement là et bienvenus
on se tutoyait et on chantait ensemble
avec du sommeil et du vin dans la voix, je me souviens de la fille qui se lève soudain en riant d’autre chose et qui ébouriffe ses ailes
et qui chante avec sa voix de rocaille trouée solaire
ce sont les moments où la camaraderie signifie vraiment quelque chose au
milieu de la lutte constante désespérée contre tout ce qui nous détruit, la lutte dont on ose à peine penser qu’elle ne sera pas vaine
ce sont les moments où la vieille chanson de chevaux fougueux, de voleurs et de tristesse
où la vieille chanson nous rend invincibles
cette nuit je marche seule et je chante cette chanson à nouveau

et vous seuls pourriez savoir la joie fragile
tissée de larmes et de poings
je sais que vous seuls pouvez vous emparer de ces hymnes crasseux chapardés
et hocher la tête, allongés sur les canapés éventrés dans la grange
avec des sourires d’évadés
à vous seuls cette chanson évoque le miel, les mains pleines de boue le ruisseau glacé qui brille au soleil
transparence
les flics qui se rendent
à vous seuls cette valse de traviole
à vous seuls cette chanson de cris sauvages et doux
à vous seuls cette chanson du fin fond des nuits
la musique des camarades est la musique des bas-fonds et du plus haut des montagnes
la musique des camarades résonne dans la rue déserte
toute la musique fragile éraillée et qui crie
chantée ensemble comme une seule rage
une seule mélancolie

Brigitte Fontaine – Comme à la radio

Peut-être mon texte préféré de Brigitte Fontaine.


 


Ce sera tout à fait comme à la radio
Ce n’sera rien
Rien que de la musique
Ce n’sera rien
Rien que des mots
Des mots
Comme à la radio

Ça ne dérangera pas
Ça n’empêchera pas de jouer aux cartes
Ça n’empêchera pas de dormir sur l’autoroute
Ça n’empêchera pas de parler d’argent
Ce sera tout à fait
Comme à la radio

Ce ne sera rien
Juste pour faire du bruit

Le silence est atroce
Quelque chose est atroce aussi
Entre les deux, c’est la radio

Tout juste un peu de bruit
Pour combler le silence
Tout juste un peu de bruit
Et rien de plus
Tout juste un peu de bruit

N’ayez pas peur
Ce sera tout à fait
Comme à la radio

À cette minute
Des milliers de chats se feront écraser sur les routes
À cette minute
Un médecin alcoolique
Jurera au-dessus du corps d’une jeune fille
Et il dira
“Elle ne va pas me claquer entre les doigts, la garce”
À cette minute
Cinq vieilles dans un jardin public
Entameront la question de savoir
S’il est moins vingt ou moins cinq
À cette minute
Des milliers et des milliers de gens
Penseront que la vie est horrible
Et ils pleureront
À cette minute
Deux policiers entreront dans une ambulance
Et ils jetteront dans la rivière un jeune homme
Blessé à la tête
À cette minute
Une vieille dame ivre morte gémira seule
Au dernier étage, sous son lit
Et ne pourra plus bouger
À cette minute
Un Français sera bien content
D’avoir trouvé du travail

Il fait froid dans le monde
Il fait froid
Il fait froid
Ça commence à se savoir
Ça commence à se savoir

Et il y a des incendies
Qui s’allument
Dans certains endroits
Parce qu’il fait trop froid

Traducteur, traduisez

Mais n’ayez pas peur
On sait ce que c’est que
La radio
Il ne peut rien s’y passer
Rien ne peut avoir d’importance
Ce n’est rien
Ce n’était rien
Juste pour faire du bruit
Juste de la musique
Juste des mots, des mots, des mots, des mots
Des mots

Des mots, des mots
Tout juste un peu de bruit
Tout juste un peu de bruit
Tout juste un peu de bruit
Comme à la radio

Ne partez pas
Ne partez pas
Ne partez pas

rascasse

à Claude Favre

 

 

elle est la poétesse qui écrit la nuit — le jour elle coupe du poisson
des entrailles de poisson des yeux énormes des
chairs à vif argentées très irisées
elle coupe
le rouget dense sanglant
et quelque chose se tord perpétuellement sur ses mains

oui elle parle de bouches oui hurlantes
la poésie est sa cavale de scarabée fou femme acérée
elle s’empare la nuit du linceul de la Seine et le secoue contre les palais et puis
elle mange à n’importe quel moment de la nuit elle rue elle met à terre son cavalier
la poétesse qui taillade le poisson pour gagner de quoi vivre écrire
la poétesse qui parle des gens qui tombent et qu’on ne ramasse pas
la poétesse qui est sous les ordres d’un chef un
bête chef de qui elle reçoit de bêtes ordres

dans sa nuit sans boussole vont les marins
grand’voiles blanches hivernales
les cartographes sont restés ce soir après la mer
ils ont le cœur brisé et boivent du mauvais vin
elle leur jette ses carcasses
la poétesse qui tue les poissons et

oui
c’est le boulot juste le boulot oui
de la poétesse qui sort son couteau pour écrire
poisson litanie poisson liturgique
poisson entrailles

la glace endurcit blesse fige tout frémissement
et il y a toujours la mort partout dans l’entrepôt
mais la poétesse est là en silence dans le coin à gauche au pied du mur
qui taillade le soleil et les poissons

la solitude et le couteau

tambour haché solitaire
qui hurle tandis que des voix de femmes
des voix de femmes hachées solitaires
la lande et la lune le carnage des années et de l’herbe avide
carnage dans les corps — les femmes le chantent

hachées solitaires les femmes les voix
grand chœur qui monte partout et comme un amas de fourmis magnifiques
déploie sa chanson de colère et d’hiver noir
les femmes ont beaucoup filé
et puis ont jeté leur fuseau à la mer
elles ont formé un grand chœur et a retenti le
grand tambour haché solitaire
c’est une histoire rugueuse que celle du loup

une assassin des bas-fonds
en pleine ville je
tue lorsque l’horreur est trop grande pour les miennes
je tue lorsque ceux qui nous font travailler nous tuent chaque jour par milliers
et je crie avec mon corps et ma tête
la solitude et le couteau
le chant étendu
les rues aveugles de l’été
l’eau qui prend corps
nos vies sont toujours faites de chants de travail
et de colère

les femmes emportent la nuit sur leurs épaules

elles ont la tête parsemée de roses et de lames tranchantes
les filles embarquent au petit matin avec leur force de cordages et de voiles hissées
les filles chantent ensemble la litanie féroce après toutes les batailles
les filles avec leurs mains caleuses et leurs sourires qui fracassent tous les bourreaux
les filles rauques oh les femmes rages irisées et sanglantes
mon amie mon amante miraculeuse ce matin dans le ciel rouge tu te tenais dans ma chambre au
milieu de Paris et au milieu de la mer
le couteau entre les dents tu te tiens debout avec ton corps vivant mordoré et tâché de cambouis sang fruits mûrs et de brouillard et de mille autres choses brisées
tu es debout avec tes seins en friche dans ce quartier de truandes
et mon corps garde la trace brillante
de ta morsure là

il se passe quelque chose dans les yeux des filles le soir
à la forge elles lèvent leur épée
et la nuit vient
débordante
écarlate
anarchiste
heurtée

après toutes les batailles
il y a ta chanson dure et infiniment triste ta
chanson de maraude
elle dit gravement : je te l’apprendrai
ma chanson de maraude
et aussi ma chanson de guerre contre ceux qui nous broient le corps et nous l’épuisent nous harassent
près de la forge je t’apprendrai à tailler tes flèches plus vives plus droites et plus précises
je t’apprendrai le cerf-volant et l’histoire du navire qui n’a pas sombré

vous nous avez dit harpies et fragiles
vous nous avez crachées
oh ça oui
violentées assassinées exploitées
butées sans même un duel
en même temps que vous faisiez de nous des temples et des objets sacrés
nous avons été décorations agréments machines
nous avons été des sexes pour métaphores pauvres
ornements doués de parole et de perpétuer la lignée
on nous a dit mères
on nous a dit traînées
on nous a dit que ce corps que nous n’avons jamais voulu et que nous avons vomi et que nous avons voulu détruire, ce corps que vous nous avez imposé
était beau pour les hommes
qu’il était beau parce que les hommes
on nous a dit terrifiantes et malsaines
on nous a enlevées à nous-mêmes
mais nous toujours nous avons hurlé et tout
détruit
reconstruit nos propres citadelles

nous sommes des femmes drapées de rage et de négation
les femmes de rage sont tonitruantes et les femmes de rage sortent les couteaux
et les femmes de rage
s’aiment
et moi je te regarde au milieu de Paris et de la mer et tu as jeté tes habits sur ton épaule et tu pars
vers la forge
après toutes les batailles.

Repose-toi je t’en prie
pose un peu de glace sur tes cicatrices
j’espère pouvoir te retrouver ce soir
dans ce café clair-obscur et désert, devant le jardin
j’espère que je te prendrai la main
et que tu me prendras la main
et que tu serreras

Lanston Hughes — Kids Who Die

This is for the kids who die,
Black and white,
For kids will die certainly.
The old and rich will live on awhile,
As always,
Eating blood and gold,
Letting kids die.

Kids will die in the swamps of Mississippi
Organizing sharecroppers
Kids will die in the streets of Chicago
Organizing workers
Kids will die in the orange groves of California
Telling others to get together
Whites and Filipinos,
Negroes and Mexicans,
All kinds of kids will die
Who don’t believe in lies, and bribes, and contentment
And a lousy peace.

Of course, the wise and the learned
Who pen editorials in the papers,
And the gentlemen with Dr. in front of their names
White and black,
Who make surveys and write books
Will live on weaving words to smother the kids who die,
And the sleazy courts,
And the bribe-reaching police,
And the blood-loving generals,
And the money-loving preachers
Will all raise their hands against the kids who die,
Beating them with laws and clubs and bayonets and bullets
To frighten the people—
For the kids who die are like iron in the blood of the people—
And the old and rich don’t want the people
To taste the iron of the kids who die,
Don’t want the people to get wise to their own power,
To believe an Angelo Herndon, or even get together

Listen, kids who die—
Maybe, now, there will be no monument for you
Except in our hearts
Maybe your bodies’ll be lost in a swamp
Or a prison grave, or the potter’s field,
Or the rivers where you’re drowned like Leibknecht
But the day will come—
You are sure yourselves that it is coming—
When the marching feet of the masses
Will raise for you a living monument of love,
And joy, and laughter,
And black hands and white hands clasped as one,
And a song that reaches the sky—
The song of the life triumphant
Through the kids who die. 

nous sommes là gens de la nuit, nous sommes éprouvés de soleil grisâtre nous
marcheurs insatiables des confins, des profondeurs, macérés brusqués masqués de solitude
nous sommes de la nuit lointaine et nous nous aimons
nous sommes deux ou des milliers sans nous connaître
la nuit nous enveloppe la nuit est silence mal taillé, amer et apaisant
je t’aime car tu aimes la nuit car tu la fais tienne et c’est la nuit que
tu fermes les yeux avec un sourire lent et délectable
je t’aime car tu aimes la nuit et ses heures lentes

c’est la nuit que nous apprenons à aimer la solitude
c’est la nuit qu’elle nous vient, nous tue, nous reprend dans ses bras et nous invite
et que seuls, très seuls, nous la tissons
solitude
il n’y a plus de voix
plus d’inconnus avec qui forcer un rire
seul le ronronnement doux et perpétuel des machines aveugles
la nuit est l’heure de ceux que tu choisis
heure de la bière fraîche
heure de la rose

je t’aime toi qui veux un feu et un chat pour toutes paroles
et ce soir tu veux l’arpenter, la nuit
tu veux t’en imprégner et regarder les voitures silencieuses et blanches la transpercer
la nuit épaisse et chaude de Paris
la nuit est l’heure des chats et des amants et la nuit je suis moi aussi ici parfois
avec toi
je tente d’entrer dans ta nuit
avec prudence sans te brusquer sans la déchirer, et je secoue la mienne pour ne pas
qu’elle soit trop humide, je te donne un peu de sa chaleur
la nuit je t’enlace et je sais que tu veux, que tu es bien enfin
la nuit je t’aime et je prends tes mains et tu as froid et tu me souris

crachats

je lis ces quelques lignes sur un homme qui demandait asile ici
forcé à rentrer dans le pays de sa naissance
un pays très pluvieux et rouge
et qui est mort là-bas
d’une seule balle

la nuit grouille au-dehors

aujourd’hui dans le premier soleil de février j’ai acheté du pain encore brûlant
toute la rue sentait le citron et l’essence
au Moyen Âge il arrivait qu’on vole des cadavres
pour en étudier la constitution
cela aussi je l’ai appris aujourd’hui
dans la salle de classe grise et universitaire
au-dehors les arbres crissaient
se soulevaient dans la pluie sale, la crasse qui remue

et toi tu dors dans mes bras femme lumineuse de cendre et d’eau
le boulanger a sorti ses croissants du four et le chat s’est enfui

je vois au journal télévisé
les habitants de villes en flammes
entre les faits divers sordides et les derniers événements mondains
en fond sonore de cette publicité incitant à partir en Grèce on entend
un faux air de bouzouki
il a quelque chose de très cruel

trois caméras de surveillance se font face au milieu du boulevard
très cruelles
la petite fille a retrouvé le chat
au-dehors une femme ivre et meurtrie
au-dehors un viol banal et policé

et il ne se passe rien d’autre