Entrailles de la montagne

et je sais, colère intarie et solitaire
je sais que des entrailles de la montagne jaillit l’orage très vieux
dur comme le premier arbre,
céleste comme le sein d’une femme endormie
l’orage qui se lève pour prononcer sa parole d’ossements
charriant son odeur métallique d’humus et de bois sourd

je suis debout
pleine d’incertitudes corrélées
mais je sais que des entrailles de la montagne jaillit le son épais de l’orage
lorsque les gouffres enflent jusqu’à l’éclair et s’effondrent
en un lent fracas de nuit

brille le ciel noir
luit la montagne
je demeure
tandis que la pierre gonflée du tonnerre déploie son mystère d’enfance et de mort
tandis que la pluie se mêle à l’or terni du soir
tandis que dans les forêts s’échafaude un long murmure de hérissons et de dieux fatigués
le long de mes bras remontent mille frémissements obscurs
au fond de mon torse mille fouissements
flancs bruns frappés de vent et de lumière
flancs de roches mal exaucées
flancs torrentiels assiégés de brume
oh cri inachevé du monde
auprès de l’orage
auprès de l’orage je demeure, épuisée, nourrie de pluie

il s’agit de se perdre en méandres en lichen croissant infini irréparable
il s’agit de vivre avec grande force d’eau et de terre,  il s’agit de vivre avec ce qu’on a sur le cœur, il s’agit de vivre avec les bateaux qui emmènent très loin des tas de poissons de bêtes mortes de cailloux d’horloges de célébrations
il s’agit de vivre et de ne pas se tromper, il s’agit de vivre et de mourir, il s’agit de vivre et de détruire les palais. Il s’agit de vivre avec l’irréparable
avec le tambour échoué avec le tambour
avec la froidure béante
avec le tambour de nos ventres mauvais avec le verre de nos chairs déliées invisibles, avec la musique lancinante perçante de la tristesse détaillée
il s’agit du sang, il s’agit de vivre avec la hantise avec la douleur la douleur l’irréparable et la torpeur, il s’agit de crier la perte des ruisseaux les plus anciennement ruisseaux, il s’agit de sortir de son jardin bien taillé et de grandir en pleine forêt, il s’agit de savoir parler savoir raconter, il s’agit des doutes premiers
il s’agit des femmes qui s’endorment le soir avec pour couverture un magma de chagrins
il s’agit des hurlements de toutes les grives prises au piège, jusqu’où s’étend le vide dis-le moi

l’odeur des villes ensommeillées nous poursuit nous étreint nous cavale
l’ouragan sur mes épaules fera renaître une parole franche

chanson du miel

La dernière étreinte entre l’orme et le miel s’est produite il y a de cela des années
dans l’ombre de l’usine
dans la ville criblée de fer— craquement céleste des violons,
accordéon gras et tranquille,
cymbalum, terre collante, chevaux.
L’orme s’est embrasé, l’arbre haut et clair. Dans la neige après le départ
il n’est plus resté que les ombres, les traces des arbres morts
leurs squelettes noirs, fantômes de la foudre
éternels fugitifs. Comment dire l’intime, dans le silence de l’exil ?

Ils sont nombreux ici-bas à boire le crépuscule
en cercle, tenus par le deuil et la douceur
lorsque luisent au dernier soleil
les vitres sales de la maison
Leurs voix rauques
libres disjointes
s’élèvent en une charpente d’étoiles secrètes
Prends ton violon, mon frère,
et joue-nous une chanson où renaît la limpidité
de chaque présence
où vivent les mains qui gardent de l’oubli
joue-nous ta chanson la plus tendre, mon frère
la chanson de l’ombre creuset de la lumière
la chanson du miel et du grand arbre
la chanson de la brisure, la chanson de l’étreinte
car il nous faudra maintenant du courage — il nous faudra
bâtir de nouvelles villes.
Joue cette danse hésitante, joue la chanson
dont sont cousus nos manteaux
et nos chagrins
joue-nous ta petite chanson de mystère et de larmes.
Chante-nous cette vieille mélodie
qui me serre le cœur et me donne envie de vivre.

terre jaune

arrive l’été avec ses craquèlements
arrive l’été avec son cortège d’ombres au plus profond des puits
arrive l’été et son tambour aigre
arrive l’été et ses nuits griffues
sèches et si douces qu’on pleure de ne pouvoir les mordre les goûter les garder les cacher les offrir à celle qu’on aime
arrive l’été et pour la cinquième année ma poitrine est une jachère brûlée
arrive l’été et son sillage de petites créatures tapies discrètes
fourmis âpres
arrive l’été et sa cavalcade de seigle nu

troisième neige

passages tracés entre les tombes
cerisiers noirs
c’est aujourd’hui la troisième neige de l’hiver

elle vieille femme qui ploie, qui se confond avec les branches
remue le sol par poignées de terre dans ses mains gercées
blanches ses lèvres rouges ses yeux

parcourue d’oiseaux
la montagne est une ombre qui rassemble morts et vivants

veines apparentes, tout possède l’odeur des choses mourantes
la vieille et la terre dure
dès cette minute elles sont toutes deux en fuite

l’hiver est court les cerisiers sont
noirs
muets
révérencieux

Les revenantes

elles régissent la nuit
ombres difformes sur les chemins
elles sont de passage dans toutes les maisons où naissent
les corbeaux
cherchant la chaleur près de vos feux de camp elles demeurent
à jamais glaciales

arrachées à la fièvre des nuits silencieuses
devenues immortelles à force de murmures
elles rôdent
honorent en silence leur devoir de Gardiennes des Pierres
les cheveux emmêlés par la lune
elles offrent aux arbres leur litanie sourde
adoucissant les pluies
ravivant le givre sous les érables
marquant la forêt de leur étreinte obscure
elles ne sont visibles qu’aux pendus
fragments du crépuscule sauvage
fugitives anonymes
tremblantes au milieu des loups

elles interrompent parfois leur deuil
pour boire aux sources
cueillent un peu de menthe

millénaires elles attendent l’oubli
guettent l’effacement
recroquevillées dans les troncs pourrissants
elles sont leurs larmes
leurs amantes attentives
et grinçantes