contenir un orbe

le trou qu’il laisse dans le monde est rempli de plaies et de chiens
de branchages et de filles
qui courent
insatiables et sans ventre
david lynch existe dans un jour de pluie
que j’invente pour me souvenir de ses rêves
il a un parapluie bleu et une chair de vieil homme
il traverse une rue avec derrière son épaule une lune très blanche
il s’arrête et découvre que l’air a perdu sa couleur
et que dans son cœur un orbe se tait
il observe la lisière sachant
que ce qui surgit
est toujours déjà

affirmation pure dans les quotidiennes noyades
la douceur comme apparition
je crois à la tristesse d’une femme
et au voile doré qui s’enroule autour de tous les arbres
un long corps vertige écumant
vent courant si vite le long du paysage

la nuit est un port aux lumières inversées
où le monde se dénude à force d’être secret
d’heure en heure le monde se déshabille
jusqu’à ce que les boyaux des amants éclatent
en extases désolées
comme une route silencieuse sous la chaleur
vitesse éprise et qui se connaît trop
le désir est un appartement de verre
où loge une beauté très ancienne
les êtres explosent de ne pouvoir s’ardemment dévorer courir
tous sont des enfants qui s’aiment et se transcrivent à rebours
dans l’alcool et la fumée et les masques
on voit l’éclatante lumière par des trous
au fond des cadavres

ta tête
trame d’images au service de la présence
tu marches toujours à mon bras
ta tête qui plonge et dévoile
merveilleuse loin dans l’eau
merveilleuse

houle

le ciel froid
euphorie je frappe la terre de mon bâton
joie des recoins calice d’images profondes
je ne domestique pas les bêtes lumineuses
qui parlent dans les grottes dans les égoûts derrière la nuit
je les nourris seulement car les temps sont difficiles
et elles dansent avec moi
elles dansent avec moi
elles
dansent
come on

ivre lèvre levée à l’aurore crépitante
saisie déjà du corps et de la langue à la vitesse des forêts
je refuse car j’approuve tout mouvement
j’approuve tout mouvement car je refuse
le mot ablutions résonne comme une eau vive
le monde regorge de guérisons
soleil harponné tu m’inondes inexplicable
soleil tu m’inondes tu arraches ma gorge soleil tu me fends comme un glaive d’or pur
en plein putain d’hiver
je flamboie j’effondre j’éclate
je foudroie la terre tant murée dans le gel
bouches implacables de ma lutte
au fond des clairières ensommeillées
euphorie mon euphorie roche jetée qui dit non
et éclaire par là-même le désir

                                 aucune femme n’est une fiction

j’affirme que la mer est changeante
que quand vient la lune ma joie demeure au corps
joie industrieuse lune renversée
ma joie comme du bois vieux comme une main triste
marin rentré au port astre fourbu
la tête hantée de naufragés
ma joie lune éméchée et toujours rassasiée
alliage de cuivre et de larmes
de questions et d’écume
que tu crois pouvoir comprendre pauvrement comme un plaisir
l’heure journalière des glaciations ne peut rien contre moi
je porte ma joie comme une fourrure et mes muscles de fauve
te regardent

c’est vrai oui que nous habitons des visages
toujours sur le point de se détruire
mais pour vivre et se toucher que faire sinon affirmer
et si nous affirmons alors
que faire sinon habiter, que faire sinon prendre le geste au sérieux
observer les écarts
les recoudre de miroirs et de plumes

je veux la direction tiraillée
je veux l’inconnu et redresser toujours la barre
voilà pourquoi
dans la vibration éternelle des veines des consistances
dans le tremblement des herbes des suies
je danse en frappant le sol de mon bâton

tu n’as pas vu que d’emblée je te mordais comme un égal
tu n’as pas vu que d’emblée je convoquais le silence au milieu des feux
ni que j’ai mis des jours à te nommer
je danse et vois-tu
je n’ignore rien de la beauté du rythme
de la pudeur des marches nocturnes
de la patience ternaire du fleuve
placement exact, ni trop tôt, ni trop tard
juste mesure, battement
dans ta crainte tu montes un fabuleux commerce d’anges fusillés
et tu ignores que je tournoie

je n’ai pas peur car je parle

           TOUT EST BEAU L’ANFRACTUOSITÉ LA MOISISSURE

je toupille je tangue j’emprunte je trace
au rythme de tout ce qui est éphémère
je grave dans l’argile le souffle des femmes échevelées
ces soupirs vivants personne personne ne les dira à ma place
je proclame ici
que ma joie nouvelle planète inqualifiable
scandaleuse de désir et de pillage
pleine de banquets et d’épines dispersées
ma joie est la joie renouée redécouverte dévorante
et tu es seulement comme les autres à ne pas la savoir

les bêtes dansent avec moi
loin de vos chemins sans éboulis et sans gloire
je me fous du désordre du vacarme
moi éternelle soucieuse j’estime
que les armes sont égales
que je suis pas ta mère
alors je saisis et prononce
je laisse la ville grandir en moi brûlante
et je la parle comme un palimpseste
je laisse faire le trouble des clameurs ivrognes
vase boueuse, chiendent, bolides
souche, craquement de feuilles dans le silence
oiseau mort sur la neige
eau imparfaite de mes yeux
j’avance et je me muscle vivante
voici la joie, voici la joie
voici qui nimbe toute chose
voici la joie

sentier

les jours sont victorieux je suis venue cette fois mouvante derrière ton regard
cachée par l’argile transparente
lovée dans le courant clair
je ne trahis pas les rameaux de ma gorge
ni le sentier des bergers
je défais mes tresses
tes soupirs sont comme des miroirs qui regimbent
je m’élance pilleuse d’anémones dans le haut frisson où tu nages
et je te vois dans l’aube trembler comme une carcasse ouverte
déployée en surplomb du monde
forme de palais
forme de souverain
forme et non substance
si je tire le fil
une voile claque au départ d’une île
et tu t’effondres sur ma langue comme un rayon de miel
je suis revenue moi l’euphorie et tu m’attristes ô roi de glace
à te croire capable de commettre un meurtre
par la fragmentation de la terre
par le refus de toute merveille
je suis plus longue et plus multiple que toi, trésor
je te lape, je me redresse
je te tue

Défaites mains

la montagne hurle une alarme froide
un long vol d’oiseaux coupés traverse la nuit
dans tous mes rêves grandes échardes
visages cendreux ou roses —
l’homme qui écroule brûle broie noie
en a mille

barque sombre
long souffle noir au corps des cent vingt engloutis
contre les barbelés l’aube est un fatras de chairs déchirées
tous les jours des hommes s’effondrent dans la rue dans leurs manteaux de plaies et d’ecchymoses
tandis que leurs amants embrassent leurs paupières
et dans ce monde asséché de toute lueur
nous demandons :
qui va pour marcher en foudroiements serrés amoureux
brûler le mirador, l’usine, l’attente, la peur, la préfecture
et retenir le sang, guérir l’humiliation ?

aucune chanson ne sera suffisante
je ne croirai que les mains qui défont
les ultimes membranes du viol
— Mains libres !
marchez que je vous voie
rassemblez-vous à l’épicentre du néant
sublimes pierres de l’affront
flèches décochées depuis les crêtes
défaites tout, mains de chagrin
affolez la mémoire
dans toute prison propagez le feu !

l’espace à dénouer

« On eût dit que l’offense initiale du meurtre entraînait dans son sillage, et donnait à toute action subséquente, quelque chose de monstrueux, de paradoxal et de faux, contraire à la fois à la raison et à la nature. »

W. Faulkner, Lumière d’août, 1932

 

 

Des soldats égorgent un homme
qui n’avait sur lui que les clés de sa maison.
Que valent les morts dans ma bouche ? Je les mâche et recrache quelques pépins. Je ne digère que quelques lambeaux de leur vérité, je les parle et les consomme et les oublie

dans une torpeur épuisée d’images
sur cette Terre
où j’habite. MAIS
EN VRAI

en vrai mes amis
je voudrais entrer dans chaque visage imperceptiblement
dans l’instant où le cœur plonge et s’éteint
et consoler tous les yeux toutes les lèvres
de toute leur amère mémoire

cette Terre travaillée d’un plexus de tortures
l’erreur consiste à penser qu’on peut y vivre comme un arbre
vivre d’un tremblement éternel mais sans jamais
se désarticuler

toute la tristesse circulaire
l’ennui qu’on remâche
n’est pas une plante
n’est pas une maison
seulement une monnaie

il faut vivre aujourd’hui
dans le monde dépossédé du monde
il faut faire lieu dans le ventre des glaciers morts
dans le bruit du désossement
pour l’homme qui dort sous un pont quand gèle le fleuve
il faut vivre aujourd’hui pour l’enfant tué par le flic
ici dans ce nœud de l’espace où le poing se lève
l’eau se sépare comme un linceul ouvert
l’eau déborde

juke-box

Rien n’augurait la disparition
rien ne semblait si précaire,
le fruit la pierre ni le corps
tu errais comme un fil dévidé dans les tranchées du sommeil

visages, visages

crépitement de la poussière

intestins déversés

visages

l’air tremblait à cause des mouches
et de l’affolement vital du désert
sous le poids de l’orage les souvenirs
se dérobaient comme une aile
maints voyageurs venaient photographier la cabane du vieux marin
mais sur la pellicule tout disparaissait
le ciel se confondait avec le sable
la cheminée se changeait en corbeau

Stop. musique éteinte. remettre une pièce dans le cadavre
pour le voir reprendre sa marche
autour du soleil. Un verre de vin, manants, et je m’en vais !

il se raconte
qu’une femme a enveloppé de drap blanc
l’ensemble des trains stationnés en gare de X
il se raconte qu’on meurt à la façon des algues échouées
pour avoir moins peur

Un verre de vin manants, et je m’en vais !
je suis votre chevalier
j’échange à qui veut
ce rouge à lèvres contre un peu de courage
j’ai libéré ma jument de son harnais
depuis je retrouve au fond de mes cauchemars des perles de nacre
et je ne sais plus quelle langue choisir pour parler

j’apprends si lentement
partout des ouvertures, des portes, des échelles
et un grand désir —
Stop.

je disloque un chemin pour mieux l’arpenter

je te donne quelques-uns de mes poumons
je ne détache pas mes yeux de toi
prends-les, prends ces algues ces quelques livres et puis
tous mes bibelots de porcelaine
je carde mes veines, je coudrai pour toi un manteau
ne m’en veux pas, je cherche encore, je fouille encore mes seins mes erreurs
je m’enfonce entre les deux terres, celle de la veille et celle du lendemain
la terre des brisures et la terre des vers
la terre des crimes et la terre qui hulule
je repousse latérale périphérique ordinaire
je ne danse plus je m’enfonce dans un océan-couleuvre
je m’enfonce dans une lumière
la fraîcheur de l’eau me rappelle les jacinthes
et les veaux tristes

il faut nourrir les hirondelles, car elles ont la forme d’une sagaie
il faut nourrir tout ce qui peut trancher, tout ce qui peut transpercer
il faut nourrir tout ce qui peut détruire l’obscur : les phares, les couteaux, les jeux
l’ordinateur scintille et ne dit rien, il fait noir d’ailleurs
les herbes de ton nom sont plus hautes qu’un jaguar
plus hautes qu’un rugissement

Les Guérillères – Monique Wittig

Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leur chevelure comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entoure, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.

 

***

Elles disent qu’on leur a donné pour équivalents la terre la mer les larmes ce qui est humide ce qui est noir ce qui ne brûle pas ce qui est négatif celles qui se rendent sans combattre. Elles disent que c’est là une conception qui relève d’un raisonnement mécaniste. Il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés. Ses schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence. Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. Elles plaisantent à ce sujet, elles disent que c’est tomber de Charybde en Scylla, éviter une idéologie religieuse pour en adopter une autre, elles disent que l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles n’ont plus cours.

 

Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.

entre la pluie

I.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure.
Je suis sortie à la recherche d’un peu d’air frais
mais le dehors était tiède, neutre, amniotique
moi je voulais le froid, l’implacable, le vent qui remet en mouvement les choses dans mon corps et ma tête
démembrer laver à grandes eaux ressouder polir retailler
Je voulais m’enivrer puis le vent n’était pas là
l’hiver n’était plus qu’un murmure au lieu
d’une hache
je suis revenue aussi fixe que j’étais sortie
aussi immobile en-dedans
je voulais cesser de m’enfouir, de me confondre, il fallait que je sorte de moi
je voulais m’arracher à la chaleur
raboter mes os creuser au couteau en mon poitrail chasser
les scories dans l’atmosphère blanche
mais l’hiver n’était plus qu’un murmure et je n’ai pu que revenir
à mon ventre ma poitrine,
à mes collines rauques dépolies persévérantes ;

je cherchais une brisure, une faille où renaître
je suis rentrée avec la sensation de n’être pas plus en vie qu’avant
et je me suis endormie.

Tous ceux qui te connaissent
savent ce que je pleure.
On essore un linge : mon cœur toile rêche soie fine grosse laine
mon cœur empoigné entordu serré d’où coule foule de fourmis blafardes
bestioles tenaces du chagrin.
Tous ceux qui te connaissent savent
ce que je pleure
ô mon semblable
ô mon énigme.

 

 

 

 

II.

Ma chair ma peau se troublent
au souvenir du jour où j’ai compris pour la première fois
ta voix d’écorce tendre gravée
où j’ai surpris ton sourire noyé d’or pur et
ta façon de te mouvoir libre oblique entre les êtres et les choses
toi qui les observes et n’oublies jamais d’être leur égal
sans rien écraser,
sans jamais te soumettre.
je t’ai regardé et j’ai su qu’en toi
homme anguleux homme de guingois et criblé de tristesses
j’ai su que tu portais des lucioles des éboulis des charpentes
des vacillements des solitudes
j’ai vu en ton corps, en chacun de tes gestes, le fleuve,
l’oiseau en vol
et des mois durant tu me les as donnés
avec la même sincérité, le même émerveillement
que ceux qui tailladaient
mon âme entière.

Il faut scruter la pluie pour te voir, amant-tumulte :
tu nais dans les pierres, dans les incertitudes du crépuscule
dans l’heure qui n’est pas
tu te retiens de tout te fais insaisissable
pour mieux laisser leur temps et leur place aux choses
souvent tu disparais aux inattentifs
dans les béances pâles, les trouées
laissées par la pluie

et je connais depuis cet été-là
ta bonté plus finement taillée, plus délicatement offerte qu’un bijou
ta bonté soleil de fin d’après-midi
je connais ta douceur droite, haute et rocheuse
ta façon de te tenir anguleux et secret au fond du jour
de te réfugier sans rien dire en toi-même
en quête des sources, des chênes, des lieux où le sang se tait
ô mon ami évadé, humble ainsi qu’un début d’automne
qui à tes amis proposes : marchons ensemble
avec une simplicité de nuit
je connais maintenant ta liberté que tu habites avec patience et grande force
et je sais que tu reviens d’anciennes traversées
au pays des ombres, qui ont ébloui d’ambre et de cuivre
ton front ;
je connais ton vieux mépris des hommes, c’est-à-dire du meurtre
et ton respect infini de ces mêmes sales hommes
qui cherchent, et se répandent, et demeurent.

Tous ceux qui te connaissent savent ce que je pleure : ton mystère
ton visage doux comme un temps d’herbes folles
tes chemins qui répondent à mes chemins
ton économie de gestes et de paroles
gorgée toujours de foudroiements innommés
du jour où l’on t’a vu, toi
du jour où l’on t’a enfin vu
on ne peut faire autrement que de
te reconnaître,
et de t’aimer, et de te vouloir très près, toujours
lune vive et rassurante. J’accepterai un jour de n’être pas
la seule à t’avoir vécu.

Photo par @sylvaf (Flickr). CC BY-NC-ND 2.0.

lux hodie, lux laetitiae — me iudice tristis

Faire le deuil de ce qui nous ancre au monde. Le deuil de la beauté collective, commune, faire le deuil des couleurs de la lumière et des vieilles vieilles charpentes et de grosses grandes pierres taillées de monstres de pierre de verre de fardoches, faire le deuil des craquements des marques des empreintes, du savoir qui avait rendu tout cela possible. Tout ça n’appartenait à personne, et nous unissait pourtant. Il avait fallu élaborer chaque poutre et chaque vitrail. Dans le tumulte de Paris et à la lueur paisible de la Seine.

Durant toutes ces années je suis passée près de Notre-Dame avec une émotion particulière. Aucun autre monument parisien ne serrait mon cœur d’émerveillement et de mélancolie. Je me demandais combien de temps encore elle resterait — mais j’étais certaine qu’elle resterait. La force de cette architecture est telle qu’elle provoque en nous quelque chose de profond, et qu’il était difficile de ne pas le percevoir, déjà avant. J’étais saisie d’une admiration hagarde devant le nombre d’années qu’elle représentait. J’avais chaque fois dans la gorge une tristesse douce et soudaine en me rendant compte que, quelque soit le temps que je passerais près d’elle, ce ne serait jamais assez pour en graver un souvenir suffisamment fidèle. L’intensité du souvenir ne serait jamais égale à l’intensité des arcs, de la flèche, de ces roses de verre, de ces rouges et ces bleus flamboyants, de ces tours hautes larges et placides, de ces tonnes de fer de bois de bronze, de ce silence mêlé de milliers de voix passées et présentes.  Je cherchais un souvenir exact du bouleversement. Je voulais un souvenir précis de ce désarroi ébloui qui m’étreignait chaque fois, au point que je puisse faire du sentiment un dessin (les mots trahissent). Et je mesure maintenant la perte, je mesure les heures que j’aurais pu passer à observer, à y déambuler, à lever les yeux et me laisser saisir par les ogives. Mais y aurait-il eu une fin à cette ivresse, à ce besoin de s’abreuver encore et encore à la source de la beauté ? Écouter Bach chaque jour suffit-il pour être rassasiée de l’émerveillement douloureux de sa musique ?

C’était probablement la seule construction humaine, parmi celles qu’il m’a été donné de voir, face à laquelle je ressentais la même attirance tendue, irrépressible et fébrile, que devant la mer. Je voulais me blottir dans l’ombre de ces pierres, me laisser envahir par la conscience de l’indicible effort humain qui les avait assemblées. Je voulais pouvoir encore me reposer dans le jardin derrière le chevet, au soleil, en juin. Jeter un regard en passant sur le pont de l’Archevêché — c’était le commencement d’un lien entre la cathédrale et moi. Pendant quelques minutes, je me souvenais du monde, de la beauté forgée, bâtie, taillée, soudée, sculptée, burinée, soufflée, colorée, élancée et massive, rassurante et vertigineuse. Bâtie par tant d’hommes, simplement là, évidente et pourtant toujours nouvelle, et moi toujours étonnée.

Je me souviens de huit cent ans. Je me souviens des arbres millénaires, des mains habiles par centaines, de l’implacable engrenage politique qui rendait socialement nécessaire la construction d’un tel truc, de toutes les étoiles qui l’ont veillée, des maçons charpentiers verriers tailleurs de pierre qui s’y sont usé les yeux les paumes les genoux, de ceux qui y sont morts. Je me souviens des voûtes, de la lumière, de l’immensité céleste de ce qui n’est pourtant qu’un assemblage savant de forces mesurées, quantifiables et finies. Je me souviens des premiers chants qui y résonnèrent et des premières assemblées qui s’y tinrent, je me souviens des derniers ouvriers qui y ont travaillé ce mois-ci, des derniers touristes contents sur le parvis, je me souviens des derniers pigeons qui ont niché dans sa charpente.

Les lieux de pouvoir insolents me répugnent — et pourtant j’aime infiniment le romantisme des châteaux forts. Pleurer un Chambord, ou une Sainte Chapelle, ou le Palais de Justice toujours aujourd’hui menaçant, m’aurait paru absurde. Notre-Dame, elle, était depuis longtemps réappropriée en un lieu du pouvoir commun. Même bâtie comme appui à une chrétienté politique, seigneuriale et conquérante, elle était devenue, depuis, moins un temple écrasant que la trace du travail collectif des femmes et des hommes pour hisser vers la lumière un chant somptueux. Ils étaient parvenus à construire une beauté si profonde que, dès le début, il était impossible qu’elle n’appartienne qu’aux archevêques. A force de la contempler quelques minutes de temps à autre, durant toutes ces années, sans rien savoir de ce qui allait se produire, j’en ai sans doute gardé plus que ce que j’imaginais. J’ai gardé ce besoin de souvenir qui n’était pas grand chose d’autre qu’une urgence de vivre, de me lier à tous les vivants qui avaient construit ce navire dense et fou, de me lier à tous ceux et celles qui ressentaient devant lui la même joie douce, la même mélancolie, la même proximité étourdissante avec la beauté.