Souvenirs imaginaires

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture — novembre 2021.
D’après la forme des récits de vie de Maïakovski.

 

 

Troisième souvenir

J’ai dix-sept ans. Je me ronge les ongles pendant qu’on marche dans la ville jusqu’à la plage. Je m’amuse à suivre mes amies en collant mes pas à leur ombre. Odeur de la crème solaire sur ma peau. Ma grand-mère est morte ce printemps. Moi qui n’avais jamais appris à prier, j’ai caressé longtemps ses mains après qu’on lui ait fermé les yeux. Les mouettes font retentir dans l’air chaud leurs voix jaunes et piquantes. J’éprouve de la rancœur envers ces oiseaux qui crient sans être en deuil.
Quand on passe la dernière maison, enfin, la mer surgit : l’eau et le ciel maillés ensemble, en un seul visage. C’est la première fois. Dans la lumière, les vagues se fracassent comme des muscles de verre. Mes poumons reprennent leur place. Mon cœur reprend sa place. La respiration des roches, le tumulte des reflets, l’avancée des falaises, les peaux nues et les maillots colorés ; monde qui poudroie et se renverse, vaste comme les épaules d’une femme qui se lève.

Huitième souvenir

La salle d’opération me semble petite, maculée de la saleté incrustée et fonctionnelle des hôpitaux publics. Nous portons tous des vêtements en plastique bleu, comme pour une cérémonie. Les nerfs de mon bas-ventre sont plongés dans le silence. L’embryon est aspiré par un tube. Je n’aime pas particulièrement posséder des organes, et encore moins des embryons dedans, ou d’autres choses qui pourraient se transformer en personnes. Étrangement, cette journée elle aussi se termine, remplacée par une autre. Je n’en ai pas parlé, sauf à mon ami du dessus, le mathématicien, celui qui a récupéré le mois dernier un chien blessé et l’a appelé Nok. Je rentre en taxi et me réveille chez moi, avec la sensation d’avoir, dans mon corps, remis les récits, les fauteuils, les voix, les espoirs à leur place.

Deuxième souvenir

On a coupé l’arbre du jardin, l’immense sapin — plus de onze mètres — qui plongeait dans l’ombre toutes nos habitudes. Mes parents ont aussi donné le poêle en fonte près duquel nous prenions nos repas, remplacé par des radiateurs électriques. Le bruit lent et majestueux de l’arbre, la chaleur et l’odeur ambrée du feu, les gestes de ma grand-mère qui, courbée dans sa robe de chambre blanche, déposait le matin les premières bûches de la journée, avaient jusqu’ici contenu ma solitude de petite fille, l’enrobant d’une sorte d’obscurité grandiose et douce qui l’anoblissaient en la rapprochant de l’atmosphère des contes, et la rendaient pour mes sens non seulement indolore, mais voluptueuse. Le pragmatisme nouveau du lieu m’emplit de chagrin pendant des mois.

façons de la pluie

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

la pluie me rappelle mon squelette, la pluie appelle la mort
la pluie est un oiseau froid, un écho du sang qui se vide
la pluie abrite l’irrémédiable et totale : absence
la pluie est pâle
la pluie couvre de mépris les charniers
la pluie parle de larmes

elle ravive les couleurs des herbes
je sens le champ devenir beau et caché
dans son scintillement et sa transparence la pluie
révèle l’origine des choses, elle
montre ce qui importe, la pluie évide le monde
de ses artifices

la pluie fait grincer mes os
la pluie amène la boue, les tombeaux
la pluie amène la pourriture, les miasmes
la maladie, les vers, la pluie entame,
la pluie ronge les falaises et les gonds
la pluie noie et sépare : regarde ce chien
dépecé et si seul dans la rue

je me sens
purifiée de mon corps même,
je suis lavée de mes douleurs, de ma médiocrité
je ne suis plus qu’une forme, une chair, une apparition
je ne suis plus qu’une âme détrempée
je peux m’éloigner, me reposer de ce qui existe
je suis légère et je respire
le monde respire
mes cheveux disparaissent
mes yeux disparaissent
mon lit dérive et je me fonds dans le mutisme de ma chambre
je relâche mes doigts agrippés à mes souvenirs
la pluie s’écoule jusqu’à la mer
où tout disparaît

la pluie pousse au repli, à la demeure
seringue des heures
crinière de l’ennui
la pluie déplie à l’infini les regrets
la pluie parle de larmes, mais elle fuit les regards
elle n’affronte aucune accusation
la pluie se targue de neutralité, la pluie s’arroge un droit de déni
la pluie me heurte,

la pluie
son indifférence ancienne
donnent des coquelicots très rouges sur le ciel gris
la pluie donne des courges, du riz, des nuages
la pluie rend la terre meuble, odorante
éteint les incendies,
l’eau de la pluie allège le soir d’été
la pluie fait un bruit d’esprits qui chuchotent
porte des messages de douleur et de bonté
écoutant la pluie mon cœur s’ébruite
en une verroterie d’eaux crachantes

pays de l’ennui

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

Les bâtiments imbriqués se traînaient comme d’énormes voiles qu’on aurait affalées faute de vent. Les étudiants se déplaçaient à travers des odeurs ternes qui suintaient novembre ; un fouillis de béton, de carrelage blanc et de linoléum, et puis des miettes, des poussières, ils traversaient des détritus, des couloirs, tout s’étirait en longues dalles grises et en logorrhées de cailloux sans ruisseaux. Au-dessus le ciel mourait toujours, quel que soit le temps, entre les platanes et les tilleuls mous. Il se répandait contre les courbes du gymnase, contre les yeux poisseux et les livres et les sandwichs, le long des corps épuisés. Il s’usait comme une vieille chemise et on ne savait pas jusqu’où il pourrait s’user, peut-être qu’un jour on pourrait voir à travers, et derrière ce ciel il n’y aurait sûrement rien, sauf une grande fatigue. On avait bien, autrefois, tout autour, laissé pousser des herbes en friche, pour conjurer l’écrasement. Elles seules venaient troubler la litanie des fenêtres sales et des compromissions, des calvities, des animations gratuites à destination des étudiants. Les herbes folles promettaient autre chose que l’ennui et l’on n’en était que plus déçu lorsqu’on s’apercevait qu’elles ne dévoraient jamais les revêtements fades, et qu’il faudrait à nouveau aujourd’hui attendre encore un peu de vivre.

Des formes de repos : I

Sur une proposition de Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

c’est un jeudi, et on n’est pas
allées au travail
— on entend la pluie.

autour de nous il y a la grange
et la lumière grise qui traverse la grange

nous sommes allongées

nos corps sont des objets mouvants et pesants
c’est une chose dont nous sommes heureuses
nos muscles existent

il fait bon, il y a des tapis, de la terre
de grands fauteuils, un vieux canapé

tout sent le bois mouillé

les lampes sont allumées

nos douleurs ne sont nulle part

la pluie ouvre un monde au-delà de nous
elle nous fait savoir qu’au-dehors il y a des arbres
et qu’ils sont trempés et brillants
elle dessine dans l’espace un chemin noir
un ciel vaincu
un ciel ruminé
et puis des traces, des vestiges qu’elle trahit aussitôt et
laisse disparaître

la pluie sème quelque chose et se retire

 

on n’est pas allées au travail

en silence nous laissons la pluie parler sa langue sourde

nous observons nos corps s’écouler entre tous ces murs

se taire, respirer les unes à côté des autres
familières des espaces qui nous séparent
sans même fermer les yeux

sans même s’être dévêtues

je croyais qu’il n’y avait rien à dire de mon corps

Sur une consigne proposée par Laura Vazquez dans ses ateliers d’écriture.

 

 

ma voix comme des semailles
mes pieds comme des grelots qui tremblent
ma gueule liquide et grasse comme une ivresse inféconde
ah c’est ça mon corps il paraît
mes mains comme des ptits oisillons des cartes à jouer
mes doigts, dix, comme une impatience
de rentrer chez soi dans la nuit l’hiver
quand le volant de la voiture est encore froid
et que le chauffage et le moteur se mettent juste en route
et qu’on allume une cigarette, dans la buée
dans la nuit
voici mes cuisses comme des oies sanglantes
mes jambes comme des usines désaffectées
mes chevilles comme des aigles en vol
mes reins creusés comme des carrières, des tombeaux, des silences
voici ma nuque comme une saison des pluies

elle marche comme la foudre traverse l’espace
on ne la voit jamais plus de quelques secondes au même endroit
mais quand elle s’asseoit, ou quand elle dort
elle est ptite comme un sanglot
et solide comme du bois de navire
elle voudrait son ventre comme une hache, ou une aiguille à coudre
là son ventre est rond saillant et mou comme une machine endormie

il y a aussi
mon dos comme une foule
(la police tire des balles dans la foule)
(la foule s’éparpille, il y en a un qui meurt)
il y a aussi
ma cambrure comme un abandon, une montée d’ecstasy
mes bras comme un électrocardiogramme
mon sourire comme une sagaie
mes joues pleines de cicatrices et de néons
mes joues mortes comme une terre gelée
mes ongles comme des règles élémentaires de savoir-vivre
mon nez comme un joyeux hasard
mes yeux qui sont des réseaux de racines
mes yeux qui sont des dromadaires esseulés
mes cheveux comme la brisure du pain frais, comme un bruit
de grillons
ma bouche comme une courtoisie, une bifurcation
un manteau de laine

ah c’est ça mon corps je crois bien
je vois mon sexe qui est là comme un fou qui crie
comme un passage qui s’ouvre sur la mer
je vois mes épaules et ce sont des écluses
quand tu viens contre moi
tu respires mon odeur de fête avortée et d’argile
j’ai des seins aigus comme deux théorèmes
j’ai des seins comme deux cierges qui brûlent dans une chambre
où il n’y a personne