la solitude et le couteau

tambour haché solitaire
qui hurle tandis que des voix de femmes
des voix de femmes hachées solitaires
la lande et la lune le carnage des années et de l’herbe avide
carnage dans les corps — les femmes le chantent

hachées solitaires les femmes les voix
grand chœur qui monte partout et comme un amas de fourmis magnifiques
déploie sa chanson de colère et d’hiver noir
les femmes ont beaucoup filé
et puis ont jeté leur fuseau à la mer
elles ont formé un grand chœur et a retenti le
grand tambour haché solitaire
c’est une histoire rugueuse que celle du loup

une assassin des bas-fonds
en pleine ville je
tue lorsque l’horreur est trop grande pour les miennes
je tue lorsque ceux qui nous font travailler nous tuent chaque jour par milliers
et je crie avec mon corps et ma tête
la solitude et le couteau
le chant étendu
les rues aveugles de l’été
l’eau qui prend corps
nos vies sont toujours faites de chants de travail
et de colère

les femmes emportent la nuit sur leurs épaules

elles ont la tête parsemée de roses et de lames tranchantes
les filles embarquent au petit matin avec leur force de cordages et de voiles hissées
les filles chantent ensemble la litanie féroce après toutes les batailles
les filles avec leurs mains caleuses et leurs sourires qui fracassent tous les bourreaux
les filles rauques oh les femmes rages irisées et sanglantes
mon amie mon amante miraculeuse ce matin dans le ciel rouge tu te tenais dans ma chambre au
milieu de Paris et au milieu de la mer
le couteau entre les dents tu te tiens debout avec ton corps vivant mordoré et tâché de cambouis sang fruits mûrs et de brouillard et de mille autres choses brisées
tu es debout avec tes seins en friche dans ce quartier de truandes
et mon corps garde la trace brillante
de ta morsure là

il se passe quelque chose dans les yeux des filles le soir
à la forge elles lèvent leur épée
et la nuit vient
débordante
écarlate
anarchiste
heurtée

après toutes les batailles
il y a ta chanson dure et infiniment triste ta
chanson de maraude
elle dit gravement : je te l’apprendrai
ma chanson de maraude
et aussi ma chanson de guerre contre ceux qui nous broient le corps et nous l’épuisent nous harassent
près de la forge je t’apprendrai à tailler tes flèches plus vives plus droites et plus précises
je t’apprendrai le cerf-volant et l’histoire du navire qui n’a pas sombré

vous nous avez dit harpies et fragiles
vous nous avez crachées
oh ça oui
violentées assassinées exploitées
butées sans même un duel
en même temps que vous faisiez de nous des temples et des objets sacrés
nous avons été décorations agréments machines
nous avons été des sexes pour métaphores pauvres
ornements doués de parole et de perpétuer la lignée
on nous a dit mères
on nous a dit traînées
on nous a dit que ce corps que nous n’avons jamais voulu et que nous avons vomi et que nous avons voulu détruire, ce corps que vous nous avez imposé
était beau pour les hommes
qu’il était beau parce que les hommes
on nous a dit terrifiantes et malsaines
on nous a enlevées à nous-mêmes
mais nous toujours nous avons hurlé et tout
détruit
reconstruit nos propres citadelles

nous sommes des femmes drapées de rage et de négation
les femmes de rage sont tonitruantes et les femmes de rage sortent les couteaux
et les femmes de rage
s’aiment
et moi je te regarde au milieu de Paris et de la mer et tu as jeté tes habits sur ton épaule et tu pars
vers la forge
après toutes les batailles.

Repose-toi je t’en prie
pose un peu de glace sur tes cicatrices
j’espère pouvoir te retrouver ce soir
dans ce café clair-obscur et désert, devant le jardin
j’espère que je te prendrai la main
et que tu me prendras la main
et que tu serreras

Lanston Hughes — Kids Who Die

This is for the kids who die,
Black and white,
For kids will die certainly.
The old and rich will live on awhile,
As always,
Eating blood and gold,
Letting kids die.

Kids will die in the swamps of Mississippi
Organizing sharecroppers
Kids will die in the streets of Chicago
Organizing workers
Kids will die in the orange groves of California
Telling others to get together
Whites and Filipinos,
Negroes and Mexicans,
All kinds of kids will die
Who don’t believe in lies, and bribes, and contentment
And a lousy peace.

Of course, the wise and the learned
Who pen editorials in the papers,
And the gentlemen with Dr. in front of their names
White and black,
Who make surveys and write books
Will live on weaving words to smother the kids who die,
And the sleazy courts,
And the bribe-reaching police,
And the blood-loving generals,
And the money-loving preachers
Will all raise their hands against the kids who die,
Beating them with laws and clubs and bayonets and bullets
To frighten the people—
For the kids who die are like iron in the blood of the people—
And the old and rich don’t want the people
To taste the iron of the kids who die,
Don’t want the people to get wise to their own power,
To believe an Angelo Herndon, or even get together

Listen, kids who die—
Maybe, now, there will be no monument for you
Except in our hearts
Maybe your bodies’ll be lost in a swamp
Or a prison grave, or the potter’s field,
Or the rivers where you’re drowned like Leibknecht
But the day will come—
You are sure yourselves that it is coming—
When the marching feet of the masses
Will raise for you a living monument of love,
And joy, and laughter,
And black hands and white hands clasped as one,
And a song that reaches the sky—
The song of the life triumphant
Through the kids who die. 

nous sommes là gens de la nuit, nous sommes éprouvés de soleil grisâtre nous
marcheurs insatiables des confins, des profondeurs, macérés brusqués masqués de solitude
nous sommes de la nuit lointaine et nous nous aimons
nous sommes deux ou des milliers sans nous connaître
la nuit nous enveloppe la nuit est silence mal taillé, amer et apaisant
je t’aime car tu aimes la nuit car tu la fais tienne et c’est la nuit que
tu fermes les yeux avec un sourire lent et délectable
je t’aime car tu aimes la nuit et ses heures lentes

c’est la nuit que nous apprenons à aimer la solitude
c’est la nuit qu’elle nous vient, nous tue, nous reprend dans ses bras et nous invite
et que seuls, très seuls, nous la tissons
solitude
il n’y a plus de voix
plus d’inconnus avec qui forcer un rire
seul le ronronnement doux et perpétuel des machines aveugles
la nuit est l’heure de ceux que tu choisis
heure de la bière fraîche
heure de la rose

je t’aime toi qui veux un feu et un chat pour toutes paroles
et ce soir tu veux l’arpenter, la nuit
tu veux t’en imprégner et regarder les voitures silencieuses et blanches la transpercer
la nuit épaisse et chaude de Paris
la nuit est l’heure des chats et des amants et la nuit je suis moi aussi ici parfois
avec toi
je tente d’entrer dans ta nuit
avec prudence sans te brusquer sans la déchirer, et je secoue la mienne pour ne pas
qu’elle soit trop humide, je te donne un peu de sa chaleur
la nuit je t’enlace et je sais que tu veux, que tu es bien enfin
la nuit je t’aime et je prends tes mains et tu as froid et tu me souris

crachats

je lis ces quelques lignes sur un homme qui demandait asile ici
forcé à rentrer dans le pays de sa naissance
un pays très pluvieux et rouge
et qui est mort là-bas
d’une seule balle

la nuit grouille au-dehors

aujourd’hui dans le premier soleil de février j’ai acheté du pain encore brûlant
toute la rue sentait le citron et l’essence
au Moyen Âge il arrivait qu’on vole des cadavres
pour en étudier la constitution
cela aussi je l’ai appris aujourd’hui
dans la salle de classe grise et universitaire
au-dehors les arbres crissaient
se soulevaient dans la pluie sale, la crasse qui remue

et toi tu dors dans mes bras femme lumineuse de cendre et d’eau
le boulanger a sorti ses croissants du four et le chat s’est enfui

je vois au journal télévisé
les habitants de villes en flammes
entre les faits divers sordides et les derniers événements mondains
en fond sonore de cette publicité incitant à partir en Grèce on entend
un faux air de bouzouki
il a quelque chose de très cruel

trois caméras de surveillance se font face au milieu du boulevard
très cruelles
la petite fille a retrouvé le chat
au-dehors une femme ivre et meurtrie
au-dehors un viol banal et policé

et il ne se passe rien d’autre

l’ouverte

la nuit elle s’éveille seule
la nuit le soleil est blanc
gisent des écorces acides dans les draps dans la chambre
les écorces jaunes blafardes d’un citron de peinture flamande
une douleur simple et chuintante la prend quelque part
sous la peau

aube
elle découpe les fruits
en quartiers
soignés

            épine

cela se passe la nuit dans la nuit très éclatante la nuit blanche
ses mains sont une plainte aux dieux
et jusqu’au bout je bois
son regard d’ogive brisée qui m’accompagne

 

(16. 12. 2016/24. 01. 2017)
après avoir écouté des textes de Mohammed el-Katib lus par lui-même à la radio le 20 novembre 2016.

 

je marche une ville habitée de neige et de hiboux
une ville où les morts arpentent le bitume et saluent les vivants
dans un silence âcre désinvolte très
amicalement
plus aucun dieu en résidence chez nous

cette bulle de bruit vague et lumières longues
fugitives très rouges dans la nuit
route luisante
oh toi qui parles un arabe de rose fraîche et de ruisseau
de miroir jeté
oh les phares des automobiles
légère odeur de figues et d’épine et la voix
des enfants des hommes des téléphones
depuis des années personne ne compte plus les jours
seulement les poètes
et quand arrive la mort
on la savait déjà
la mort comme le reste c’est une histoire de départ brut
de migrations

dans cette ville les morts croisent les vivants et
poliment emportent avec eux l’aube ricanante
à l’enterrement le cimetière est bondé de gens et de conseils matrimoniaux
il faut s’asseoir dis-tu, s’asseoir sur la margelle bleue
écouter la prière
écouter dis-tu
la plainte noire et douceâtre
du chat

l’homme a corrigé à la main l’orthographe de la plaque mortuaire
avec un genre de résignation et de fuite
la mer derrière les blocs résidentiels
se tait dans ces jours-là,
la mer se tait dans ces jours où les morts au sourire penché
ouvrent brusquement la bouche et rient

entre gens de goût

il n’y aura pas de cri
pas de chants
seule la moisissure délicate et ouatée
il suffirait de ne plus rien dire pour que s’installe ce pays de silence et de mort qui est là déjà aux portes
ici les Noirs les Arabes, tous ceux qu’on colonise
tous ceux qu’on meurtrit d’humiliations,
sont tués par des flics qui ont la bave aux lèvres
mais dont on dit toujours le lendemain
qu’ils étaient de bons flics de bon agents dépositaires de l’autorité publique
et protecteurs (du riche et du Blanc, c’est-à-dire de tous)
les flics jamais inquiets les flics de mépris grinçants de meurtre et de pouvoir les flics qui rient

au petit jour on condamne les victimes
on tue les morts quinze bonnes fois
on met ceux qui crient dans des petites fiches pour suivre leurs activités
on entrave les mains de celles qui appellent leurs bourreaux par leur nom
on tue le plus discrètement possible oui,
tout cela dure en silence
depuis
un
petit
moment
d’incalculables dizaines
d’années
sans que rien n’éclate
seule une
indolente odeur de putréfaction

ce jeune homme par exemple que vous voyez ici dans cet appartement parisien s’étonne d’entendre des cris tandis qu’il coupe
délicatement à l’aide d’un hachoir de boucher
sa femme en petits dés
certains jours quand il y a trop de sang sur les murs il demande gentiment si elle peut
passer l’éponge
depuis quelques années il s’intéresse au féminisme
il a fait beaucoup de progrès
il fera en sorte qu’il n’y ait pas de cris
il est gentil
il a toujours demandé gentiment à ses multiples amantes (mutuellement non-exclusives) de s’occuper du linge de la vaisselle des repas de payer les vêtements du gosse
de déboucher les chiottes faire les courses
de se forcer un peu (un peu) à écarter les jambes
un bon gars féministe
heureusement que les flics sont là se dit-il
quand, enfin rentré chez lui après sa journée de travail
il peut se repaître des informations les plus sordides au journal

dehors la mort lente et liquide s’infiltre
baignant dans son propre formol le jeune homme ne la sent qu’à peine,
il salue poliment très poliment le militaire qui garde le coin de la rue et celui qui en garde le numéro 5 et les trois condés qui s’emmerdent au numéro 8
un échange de regards injectés de sang des regards de viande
dans la ville-foule personne n’entend
et puis nous autres on
a renoncé à transformer la souffrance en arme
ce sera simplement tragique
il faudra simplement présenter une liste de ses hématomes, s’apitoyer
tandis que les flics tuent, tandis qu’à seize ans meurent à force d’être écorchés vifs
des mecs qui veulent des mecs et des filles qui veulent des filles
tandis que les femmes lentement le samedi soir en se déshabillant devant leur gars
par rituel
sont mangées de corbeaux intérieurs et tandis que l’Etat leur crache à la gueule en les pétrissant de précarité angoisses culpabilisation pauvreté jours sans manger nuits sans dormir avec l’augmentation des heures et les doubles journées la toute-puissance du patron le travail au travail la maison-travail la maison qui n’est jamais à soi
tandis qu’on laisse dormir dans le froid des gosses perclus d’horreur et du son strident des ruines
tandis que des cadavres dégueulent à la télévision qu’il faut travailler plus
se tuer à la tâche s’il le faut mais travailler plus
ils répètent ça d’un ton sévère de maîtres d’école
tandis que les
dépositaires de l’autorité publique
regarderont tout ça dans leurs ordinateurs, et constateront
que la petite délinquance
est en recrudescence
de nos jours
c’est inquiétant
et que pour arrêter l’insaisissable
il faut simplement tuer quelques hommes
construire
plus
de prisons
faire silence.

son du soleil acide

la vielle allume des feux étranges
dans ma mémoire
il se passe dans ce son quelque chose de l’été aigre
le soleil acide, doux et perçant
il y a dans ce son quelque chose de tristesse et de pierre arrachée
quelque chose de la bruyère
vielle-complainte
comme un appel à l’étoile qui naît, à l’étoile qui meurt
vielle violente et amoureuse
voix pétrie et stellaire
nef des chemins de terre
très près du corps de l’entour des bras
grésillement du champ sous le givre, bruit du clavier comme de vieux os
grésillement de la douleur tue et quotidienne qu’ont au fond ceux qui vivent
et ta basse enveloppement constant recueilli
chuintement grave de la terre rauque
labourée

arrive le granit fou
cathédrale tendue
projetée
dans un vol de grands draps noirs très haut
vient le geste brutal et doux
suspendu — le serment
à la vielle les déchirures sont exercées d’un coup de poignet
main tendre chagrinée
saccade : ancien soliloque de l’égarement

la vielle est un mystère de vin âcre
vielle-prière dansée au bas des montagnes quelque part au centre du village enfoui
talons, bras,
festin
prière tumultueuse et sans dieu, à rien d’autre que la nuit de joie
alors souvent mêlée remuée enchevêtrée d’hommes et de profonde cornemuse
la vielle
allume des feux étranges dans ma mémoire

Tenebrae – Paul Celan

Nous sommes tout près, Seigneur,
tout près et saisissables.

Déjà happés, Seigneur,
cramponnés l’un en l’autre, comme si
le corps de chacun d’entre nous était
ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,
adresse-nous ta prière,
nous sommes tout près.

Nous sommes allés tout pliés,
sommes allés nous pencher
à la mare et au trou d’eau.

Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur.

C’était du sang, c’était
ce que tu as versé, Seigneur.

Ça brillait.

Ça nous jetait ton image dans les yeux, Seigneur.
Les yeux et la bouche sont si vides et béants, Seigneur.

Nous avons bu, Seigneur.
Le sang et puis l’image qui était dans le sang, Seigneur.

Prie, Seigneur.
Nous sommes tout près.

 

in Choix de poèmes, traduction de Jean-Pierre Lefebvre.