Écriture automatique – III

Si tu me comprenais, tu n’aurais pas vécu ces bouches et ces sursauts. Avant. Longtemps avant nous. Tu ne te serais pas réveillé dans la pénombre de ces corps. Ils seraient restés muets pour tes mains, sans fouaillement d’aube. Tu verrais cette déchirure et cette beauté miraculeuse, et tu me prendrais dans tes bras en me disant : ça n’existe plus. Tu ne m’aurais rien arraché. Dis-le.

Vivre, contre mes vieux zéphyrs, une vie de profonds fragments. Retrouver le toucher et la transparence, comme le grain sanglant de grenade entre les seins de celle que j’ai aimée. Bribes d’une force inconnue, elles ondoient dans mes mains. Les chauve-souris remontent du centre de la terre et envahissent les montagnes, la forêt s’effondre, articulation infinie de questions infinies. Dents grinçantes le long du précipice, aubépine luminescente, la fille croule, hurle dans la nuit près de la cathédrale qui a des airs de steppe, le cœur étouffé par les marées, sa foi recluse est avalée par l’entièreté du suicide. Les anges organisent une collecte grandiose d’insectes et de ruines, et je vois bien l’horreur de ce qui avance, l’horreur de ce qui décroît, l’horreur de ce qui féconde et de ce qui s’empare, l’horreur de l’espérance et des glaives. Les âmes bougent, se meuvent infiniment, sans attester de brisure, sans divination, sans connaître de trêve, sans chaleur aucune, comme un seul automate de latex, et les oiseaux du nord cherchent des coquillages ici-bas, au milieu des grincements et de l’alcool. Je ne parle plus qu’à moi-même. Tourterelles, vous passez en moi. Le soleil se couche, répandu comme des boyaux sur la pierre des dieux.

Fleurs de pêcher

Fleurs de pêcher —
mes habits de tous les jours
mon cœur de tous les jours

Hosomi Ayako
(trad. Corinne Atlan & Zéno Bianu)

Inspiré du regard d’Ishtar sur ce poème. C’est une sorte d’exercice. Un travail autour du « saisissement », de « l’irruption des fleurs dans le quotidien qui prend alors une autre profondeur », du « rapport entre intériorité et apparence, saisonnalité/soudaineté/persistence… l’idée de quelque chose d’à la fois célébratoire et spontané dans la beauté des fleurs ».

 

 

nacre mêlée à l’écaille des murs, aux rails, aux quittances,
aux dormeurs, au bruit de l’eau qui coule
fleurs de pêcher près des bureaux, des fumées, du linge aux balcons
branches éclatées dans un silence de nuit

en longs gestes, dans l’odeur de lessive et de café
je me suis peignée ce matin
et pourtant je n’ai rien à offrir à ce rose immédiat
que mon sobre effort d’être une femme
rien à offrir que mon visage nu
mon visage qui brûle de remuer quelque chose
mais s’ajuste à la couleur de l’horizon

sur mon seuil l’aube embrumée
se déchire à ma première cigarette
— lit défait, mégot, fatigue
chaque printemps cette manière clandestine
de s’inscrire en mon corps, en mes gestes de vivante
et de transformer ce qui demeure
et de transformer ce qui va mourir…
la légère douleur dans mes mains, l’odeur du pain en train de cuire
mes trajectoires dans la ville âcre,
sont escortées par cette clarté des commencements
l’éclosion accompagne mes petits crimes sans gravité : sourire,
ne pas sourire, saluer, ne pas saluer, prendre le soleil,
oublier les défunts,
oublier la chanson que me chantait ma mère
tout ce temps les fleurs demeurent
placide contradiction, jointure des choses fébriles —
comme une réminiscence ;
elles entrent en ma poitrine et je n’ai pas le temps
de les suivre. Je dois traiter des dossiers, bécher au jardin.
Je les laisse faire, seulement.

Incantation diffuse
entre mes nerfs
et les câbles téléphoniques ;
clarté touffue de murmures
écho de ce qui nous prend,
de ce que nous abandonnons —
les fleurs de pêcher ont la solennité de l’eau,
l’incandescence du stigmate
mais jamais elles ne me demandent
de m’agenouiller.
Elles m’émerveillent
et je me tais. Elles avivent mes yeux, incarnent en moi les friches
qu’encore ce matin je ne me connaissais pas
J’aspire à me lancer
dans l’entrelacs de mes veines
à la poursuite de leur mémoire, cherchant la trace
qu’elles ont laissé ;
mais je dois être patiente
peut-être la trouverai-je, le moment venu.
tant qu’elles m’accompagnent je me lève à la même heure
et lorsqu’elles faneront je resterai une femme qui marche, et qui bruisse, et qui se tend sous l’attente, avec sur mon dos ma veste de toile
en mon corps le passage des jours, la nicotine, le jus prochain des fruits

Matière de Bretagne – Paul Celan

Lumière des genêts, jaune, les pentes
bavent du pus vers le ciel, l’épine
courtise la blessure, des cloches
y sonnent, c’est le soir, le néant
roule ses mers pour la prière
la voile sang met cap sur toi.

[…]

(Me connaissez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre — m’avez-vous connu ?)

Mains, la plaie cour-
tisée d’épines, les cloches sonnent,
mains, le néant, ses mers
mains, dans la lumière des genêts, la
voile sang
met cap sur toi

Toi, 
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
————————————– à dormir

Paul Celan, extrait du recueil Sprachgitter, 1959. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre dans Choix de Poèmes, Gallimard, 1998.

Note du traducteur au sujet du premier vers : « Voir le poème « breton » de Heredia, Soleil couchant : “Les ajoncs éclatants, parure du granit, / Dorent l’âpre sommet que le couchant allume…” in Les Trophées. Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les Juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive. »

recherche du corps

sans aucun dieu je cours à l’intérieur de moi
je me désoriente selon mon propre souffle
je me cabre comme une faille sous-marine
je veux savoir dites-moi amis
puis-je prétendre à l’air libre ?
puis-je prétendre au sommeil lourd
à la saleté
à l’expérience commune
à une corporalité de cris
qui serait frôlée, désirée ?

ne m’écoutez pas poliment ; hurlez-moi
lacérez la pierraille dure de mes jambes
pour me dire : je te veux aussi terriblement
qu’un arrachement à l’aliénation.

je dois briser
mon refus minéral de croire la chair,
ma surdité au temps, aux mains et aux paroles
je dois trouver en moi-même quelque chose entre sève et harnachement
— mais dites-moi, puis-je prétendre à l’entièreté dans vos regards ?
puis-je prétendre à l’évidence qui a cours entre vous ?
puis-je prétendre à votre sincérité ? pourrai-je pénétrer votre monde
où l’on ne trouve ni charniers ni blocs d’ombre familiers
ni gréements ?
suis-je digne de n’être pas seule ?
la lumière de la lune est douce — et froide. Comment entrer sereine
dans la clarté du corps
et de sa destruction ?
vous aimez tant dire les ventres, les assemblées, la perte de conscience, les entremêlements extatiques, les démonstrations, le jeu, le futile, les écarts, l’objet pornographique, l’inutile, le rire insaisissable, les trébuchements, l’évanouissement d’avoir trop bu, la souillure, les artifices, la simplicité, le vide meublé, et partout dans les rues on peut entendre : c’est ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue
et moi qui aime ça qui déteste ça
me manque beaucoup d’apaisement
pour le vivre comme vous
me manque beaucoup de joie
pour le dire comme vous — sans nécessité de paroles raisonnables
comment faites-vous ? quel est mon échec ?

chaque fois que je veux vous rejoindre amis
je m’éloigne de vous

en mes boyaux mon buste grande crevaison

Écriture automatique – II

I.

quelque chose se joue dans le bond des gazelles — est-ce une liqueur ou un jasmin frémissant ? Je cherche l’ivresse. Je cherche l’ivresse et les insectes me broient sous leurs petites dents bleues éparpillées par le sang et le soleil. Un fleuve d’organes et de loups blessés m’habite et me transforme ; sous la douleur je ne sais plus ce que signifie l’amour, je pense à ramper comme un serpent bleu dans l’oubli des overdoses, rien n’est mystère, tout est mystère, tout fuit à la manière des lilas. Torréfaction des volontés, astres crevés sous les pneus crevés des chars d’assaut, l’histoire ne se répète pas. Évadez-vous avec les épinettes. N’obéissez pas aux flics, ni aux scaphandres, ni aux supermarchés, ni aux oreilles : jamais ils ne répareront vos désirs. La liberté n’est pas à la mode et nos poings levés s’épuisent comme des chevaux brûlés. Les ogres traversent des cités de lait et de miroirs ; leur ombre joue à la marelle au couteau aux coquillages et tout se détruit dans un fracas de bouches, d’étoiles, d’immondices, de séparations et de calames. L’invisible éclatera grand tonnerre lorsque les enfants mangeront du seigle et des orchidées. Tout est à la lisière du hasard, le nom du monde est une forêt. Je jette des clous pour réparer les ressemblances.

 

II.

J’occulte d’un drap terrible l’horizon des clématites. Le jardin me regarde et se désassemble ; l’attentat à la pudeur prend la forme de mille oranges sanguines évadées dévorées par les aigles. Ai-je assez foi en la nuit ? Elle est contre mes yeux un rempart scintillant une montagne effrayante, un ossement formulé par le corindon la menthe et quelques autres iguanes féroces. Je la laisse pourtant m’envahir, telle un vin noir et réconfortant, un coquillage splendide, nuit cristalline au grand son d’orgue et d’agave et d’artillerie. Au sortir de la première route vers le sud, tu verras un mur parcouru de fourmis élégantes et de faillites ; tourne à gauche alors, et viens-t’en voir le diable, celui qu’on nomme Algue ou bien Écorchure et dont le sexe a le goût de l’affrontement.

 

III.

Ton corps me manque comme la saveur fulgurante des figues manque en pleine mer. Pour quelques secondes de tes mains, de tes doigts qui amendent obscurément l’aurore, de ta bouche d’oiseleur qui feint l’égarement lorsque tu me mords, quelques secondes de tout ton corps voué aux fleuves aux vérités parcourues à la destruction des clones à l’avènement de la pluie, j’offrirais aux noyés ma certitude. Ton nom d’osmose qui me sidère et m’étreint, je veux m’y plonger comme dans un étang de sang et de paroles. La brisure fondamentale et vivante de ta voix, je veux la sentir s’ouvrir dans mon cou et dans l’écheveau de ma tête.

Ô soliloque des cadavres, ô rachis aigre du souvenir, je vous conjure à présent ; allez, et laissez régner en ma poitrine le merveilleux et violent millénaire de l’amour.

chandelles

lorsque vient la pluie s’agglutinent les fantômes
parmi d’anciens fantômes
jusqu’au silence. Ils n’ont pas de couronne.
ils crépitent
le visage rocheux, fragmenté

on trouve partout sur les routes
ces esprits calcifiés par l’ennui,
tessons de tragédies mornes ;
dans ma maison je les ramasse
j’en prépare un brouet que laperont
les chats.

je m’éveille assoiffée
en moi tout s’agite, tout est exil :
pierres jetées sur la pierre
albâtre dénoué
en lents sillons parmi les ombres

dans le cambouis et la terre
fourmille la langue des morts

je suis nue au milieu d’eux.