lux hodie, lux laetitiae — me iudice tristis

Faire le deuil de ce qui nous ancre au monde. Le deuil de la beauté collective, commune, faire le deuil des couleurs de la lumière et des vieilles vieilles charpentes et de grosses grandes pierres taillées de monstres de pierre de verre de fardoches, faire le deuil des craquements des marques des empreintes, du savoir qui avait rendu tout cela possible. Tout ça n’appartenait à personne, et nous unissait pourtant. Il avait fallu élaborer chaque poutre et chaque vitrail. Dans le tumulte de Paris et à la lueur paisible de la Seine.

Durant toutes ces années je suis passée près de Notre-Dame avec une émotion particulière. Aucun autre monument parisien ne serrait mon cœur d’émerveillement et de mélancolie. Je me demandais combien de temps encore elle resterait — mais j’étais certaine qu’elle resterait. La force de cette architecture est telle qu’elle provoque en nous quelque chose de profond, et qu’il était difficile de ne pas le percevoir, déjà avant. J’étais saisie d’une admiration hagarde devant le nombre d’années qu’elle représentait. J’avais chaque fois dans la gorge une tristesse douce et soudaine en me rendant compte que, quelque soit le temps que je passerais près d’elle, ce ne serait jamais assez pour en graver un souvenir suffisamment fidèle. L’intensité du souvenir ne serait jamais égale à l’intensité des arcs, de la flèche, de ces roses de verre, de ces rouges et ces bleus flamboyants, de ces tours hautes larges et placides, de ces tonnes de fer de bois de bronze, de ce silence mêlé de milliers de voix passées et présentes.  Je cherchais un souvenir exact du bouleversement. Je voulais un souvenir précis de ce désarroi ébloui qui m’étreignait chaque fois, au point que je puisse faire du sentiment un dessin (les mots trahissent). Et je mesure maintenant la perte, je mesure les heures que j’aurais pu passer à observer, à y déambuler, à lever les yeux et me laisser saisir par les ogives. Mais y aurait-il eu une fin à cette ivresse, à ce besoin de s’abreuver encore et encore à la source de la beauté ? Écouter Bach chaque jour suffit-il pour être rassasiée de l’émerveillement douloureux de sa musique ?

C’était probablement la seule construction humaine, parmi celles qu’il m’a été donné de voir, face à laquelle je ressentais la même attirance tendue, irrépressible et fébrile, que devant la mer. Je voulais me blottir dans l’ombre de ces pierres, me laisser envahir par la conscience de l’indicible effort humain qui les avait assemblées. Je voulais pouvoir encore me reposer dans le jardin derrière le chevet, au soleil, en juin. Jeter un regard en passant sur le pont de l’Archevêché — c’était le commencement d’un lien entre la cathédrale et moi. Pendant quelques minutes, je me souvenais du monde, de la beauté forgée, bâtie, taillée, soudée, sculptée, burinée, soufflée, colorée, élancée et massive, rassurante et vertigineuse. Bâtie par tant d’hommes, simplement là, évidente et pourtant toujours nouvelle, et moi toujours étonnée.

Je me souviens de huit cent ans. Je me souviens des arbres millénaires, des mains habiles par centaines, de l’implacable engrenage politique qui rendait socialement nécessaire la construction d’un tel truc, de toutes les étoiles qui l’ont veillée, des maçons charpentiers verriers tailleurs de pierre qui s’y sont usé les yeux les paumes les genoux, de ceux qui y sont morts. Je me souviens des voûtes, de la lumière, de l’immensité céleste de ce qui n’est pourtant qu’un assemblage savant de forces mesurées, quantifiables et finies. Je me souviens des premiers chants qui y résonnèrent et des premières assemblées qui s’y tinrent, je me souviens des derniers ouvriers qui y ont travaillé ce mois-ci, des derniers touristes contents sur le parvis, je me souviens des derniers pigeons qui ont niché dans sa charpente.

Les lieux de pouvoir insolents me répugnent — et pourtant j’aime infiniment le romantisme des châteaux forts. Pleurer un Chambord, ou une Sainte Chapelle, ou le Palais de Justice toujours aujourd’hui menaçant, m’aurait paru absurde. Notre-Dame, elle, était depuis longtemps réappropriée en un lieu du pouvoir commun. Même bâtie comme appui à une chrétienté politique, seigneuriale et conquérante, elle était devenue, depuis, moins un temple écrasant que la trace du travail collectif des femmes et des hommes pour hisser vers la lumière un chant somptueux. Ils étaient parvenus à construire une beauté si profonde que, dès le début, il était impossible qu’elle n’appartienne qu’aux archevêques. A force de la contempler quelques minutes de temps à autre, durant toutes ces années, sans rien savoir de ce qui allait se produire, j’en ai sans doute gardé plus que ce que j’imaginais. J’ai gardé ce besoin de souvenir qui n’était pas grand chose d’autre qu’une urgence de vivre, de me lier à tous les vivants qui avaient construit ce navire dense et fou, de me lier à tous ceux et celles qui ressentaient devant lui la même joie douce, la même mélancolie, la même proximité étourdissante avec la beauté.