L’artifice majeur — Jacques Dupin

Elle qui me connaît trop, sœur cassante, comète scrupuleuse allant d’un ciel mental engorgé à un cœur où l’angoisse a fait le vide, je renonce à la tuer.
Cette chose nue, introuvable et paralysante, sa mort ne m’a rien coûté. De son bannissement, de son agonie perpétuée, je tire un bonheur faillible, des lèvres durcies au feu. et la chance d’un plus haut voyage.

 

Les Brisants (1958), dans Gravir (1963), republié dans Le Corps clairvoyant (1963-1982), Gallimard, 1999.


(Ces jours-ci la vie est une lumière incorrigible, un miel de résineux, une colère libre.)

Deux poèmes en prose — Charles Baudelaire

Poèmes nocturnes • Symptômes de ruine

 

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? avertissons à l’oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir.
J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. —
Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.

 

 

Petits poèmes en prose • XXXIII • Enivrez-vous

 

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

 

 

Petits poëmes en prose, édition critique par Robert Kopp, éd. José Corti, 1969.

Prière – Antonin Artaud

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous, Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces voûtes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

 

in « Le Pèse-Nerfs », Gallimard, 1968.

Objets de méditation – Henri Michaux

Les Mages haïssent nos pensées en pétarade. Ils aiment demeurer centrés sur un objet de méditation. Ces objets sont au plus intime, au plus épais, au plus magique du monde.
Les premiers, non les principaux, sont au nombre de douze, savoir :

Les primordiaux crépusculaires.
La chaîne molle et le nombre nébuleux.
Le chaos nourri par l’échelle.
L’espace poisson et l’espace océan.
Le trapèze incalculable.
Le chariot de nerfs.
L’ogre éthérique.
Le rayon de paille.
Le scorpion-limite et le scorpion complet.
L’esprit des astres mourants.
Les seigneurs du cercle.
La réincarnation d’office.

Sans ces élémentaires notions de base, pas de communication véritable avec les gens de ce pays.

 

Henri Michaux, « Au Pays de la Magie », in Ailleurs, Gallimard, 1986.

Blond comme les blés – Louis Aragon

Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond  : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrais l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! Du parfum des gants au cri de la chouette, du battement de cœur de l’assassin à la flamme-fleur des cytises, de la morsure à la chanson, que de blondeurs, que de paupières : blondeur des toits, blondeur des vents, blondeur des tables, ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de Blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade. […] Du blanc au rouge par le jaune, le blond ne livre pas son mystère. Le blond ressemble au balbutiement de la volupté, aux pirateries des lèvres, au frémissement des eaux limpides. Le blond échappe à ce qui définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale de caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. Blonds comme le règne de l’étreinte, les cheveux se dissolvaient donc dans la boutique du passage, et mois je me laissais mourir depuis un quart d’heure environ. Il me semblait que j’aurais pu passer ma vie non loin de cet essaim de guêpes, non loin de ce fleuve de lueurs. Dans ce lieu sous-marin, comment ne pas penser à ces héroïnes de cinéma qui, à la recherche d’une bague perdue, enferment dans un scaphandre toute leur Amérique nacrée ? Cette chevelure déployée avait la pâleur électrique des orages, l’embu d’une respiration sur le métal. Une sorte de bête lasse qui somnole en voiture. On s’étonnait qu’elle ne fit pas plus de bruit que des pieds déchaussés sur le tapis. Qu’y-a-t-il de plus blond que la mousse ? J’ai souvent cru voir du champagne sur le sol des forêts. Et les girolles ! Les oronges ! Les lièvres qui fuient ! Le cerne des ongles ! Le cœur du bois ! La couleur rose ! Le sang des plantes ! Les yeux des biches ! La mémoire : la mémoire est blonde vraiment. A ses confins, là où le souvenir se marie au mensonge, les jolies grappes de clarté !

 

Le paysan de Paris, 1926.

Saint-Amant/Philips/Purcell – O Solitude, my sweetest choice

O Solitude
O Solitude, my sweetest choice!
Places devoted to the night,
Remote from tumult and from noise,
How ye my restless thoughts delight!
O solitude, my sweetest choice!

O heav’ns! what content is mine
To see these trees, which have appear’d
From the nativity of time,
And which all ages have rever’d,
To look today as fresh and green
As when their beauties first were seen.

O, how agreeable a sight
These hanging mountains do appear,
Which th’ unhappy would invite
To finish all their sorrows here,
When their hard fate makes them endure
Such woes as only death can cure.

O, how I solitude adore!
That element of noblest wit,
Where I have learnt Apollo’s lore,
Without the pains to study it.

For thy sake I in love am grown
With what thy fancy does pursue;
But when I think upon my own,
I hate it for that reason too,
Because it needs must hinder me
From seeing and from serving thee.

O solitude, O how I solitude adore!


Version abrégée d’un poème de Saint-Amant (1617) traduit par la poétesse anglaise Katherine Philips (1684/85). Le texte original est aussi poussif que n’importe quel poème du XVIIe siècle ; sa version allégée, magnifiquement mise en musique par Purcell, est un bijou qui pour plusieurs raisons résonne en moi aigu et fébrile. Voilà ma version préférée, celle de Rosemary Stanley.

Ceux qui furent pour eux seuls – Dante

Et ayant posé sa main sur la mienne, d’un visage serein qui me ranima, il m’introduisit au dedans des choses secrètes. Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai. Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains, faisaient un fracas qui sans cesse tournoie dans cet air à jamais ténébreux, comme le sable roulé par un tourbillon. Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur, je dis :
— Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ?
Et lui à moi : « Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louange. Elles sont mêlées à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour eux seuls. »


Dante, La Divine Comédie, « L’Enfer », chant III, traduction de H.-F. R. de Lamennais, 1863. C’est moi qui souligne.

Matière de Bretagne – Paul Celan

Lumière des genêts, jaune, les pentes
bavent du pus vers le ciel, l’épine
courtise la blessure, des cloches
y sonnent, c’est le soir, le néant
roule ses mers pour la prière
la voile sang met cap sur toi.

[…]

(Me connaissez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre — m’avez-vous connu ?)

Mains, la plaie cour-
tisée d’épines, les cloches sonnent,
mains, le néant, ses mers
mains, dans la lumière des genêts, la
voile sang
met cap sur toi

Toi, 
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
————————————– à dormir

Paul Celan, extrait du recueil Sprachgitter, 1959. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre dans Choix de Poèmes, Gallimard, 1998.

Note du traducteur au sujet du premier vers : « Voir le poème « breton » de Heredia, Soleil couchant : “Les ajoncs éclatants, parure du granit, / Dorent l’âpre sommet que le couchant allume…” in Les Trophées. Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les Juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive. »

“Le battement angoissé du cœur” (Louis Guilloux)

— […] Allons, avouez… Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! […] Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. […] Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé un genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure, ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coup de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
» Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà, acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d’indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n’aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— […] Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l’un à l’autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d’un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d’eux et les aimer. Il y a des jours où j’ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d’un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les [gens comme ce monsieur à la canne] ont toujours su s’arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l’abandon d’un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi,mais de l’amour — être séparés ! — qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait  au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir, et qu’il pourrait le partager avec d’autres. Mais ils n’avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c’était qu’en ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n’était pas la question, ils continuassent d’agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n’était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs […] ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que [le bourgeois méchant et méprisable] et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu’il se l’avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. [Le bourgeois] était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l’instrument d’une colère ou d’une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !

Louis Guilloux, Le sang noir, Gallimard, 1935.


 

Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.

Carl Sandburg — In the Shadow of the Palace

Let us go out of the fog, John, out of the filmy persistent drizzle on the streets of Stockholm, let us put down the collars of our raincoats, take off our hats and sit in the newspapers office.

Let us sit among the telegrams—clickety-click—the kaiser’s crown goes into the gutter and the Hohenzollern throne of a thousand years falls to pieces a one-hoss shay.

It is a fog night out and the umbrellas are up and the collars of the raincoats—and all the steamboats up and down the Baltic sea have their lights out and the wheelsmen sober.

Here the telegrams come—one king goes and another—butter is costly: there is no butter to buy for our bread in Stockholm—and a little patty of butter costs more than all the crowns of Germany.

Let us go out in the fog, John, let us roll up our raincoat collars and go on the streets where men are sneering at the kings.

in Smoke and Steel, 1922.

 

 

A l’ombre du palais

Quittons le brouillard, John, quittons la vaporeuse et persistante bruine des rues de Stockholm, rabattons les cols de nos imperméables, ôtons nos chapeaux et allons nous asseoir dans les bureaux des journalistes.

Asseyons-nous au milieu des télégrammes — clic-clic-clic — la couronne du Kaiser tombe dans le caniveau et le trône millénaire des Hohenzollern est une mécanique huilée qui s’effondre.

C’est une nuit de brouillard et les parapluies sont sortis et les cols des imperméables — et tous les bateaux à vapeur qui sillonnent la Baltique ont leurs lumières allumées et leurs timoniers sobres.

Voilà les télégrammes — un roi s’en va puis un autre — le beurre est cher : pas de beurre à mettre sur notre pain à Stockholm — et une petite motte de beurre coûte plus que toutes les couronnes du Saint-Empire.

Quittons le brouillard, John, retroussons les cols de nos manteaux et allons dans les rues où les hommes ricanent au nez des rois.

 

(traduction personnelle)