Quand on est une femme, il suffit de peu pour être exilée du désir pour les autres femmes — le désir actif, masculin, jeté comme un filet ou une ancre —, c’est-à-dire même si on sait qu’on l’a en soi, ce désir, même si on caresse une femme la nuit, même si on sait que des centaines d’autres femmes caressent et prennent et veulent d’autres femmes, on sait que socialement il appartient aux hommes encore, on sait que le vrai regard reconnu comme désirant appartient à celui-qui-pénètre, tu vois ? Parce que les femmes n’attendent pas le tien, ne veulent pas du tien, parce que ce sont les hommes qui bandent, fantasment, prennent, et peuvent formuler ce désir, et peuvent, leur adolescence durant, le former, le connaître, l’exprimer, le vivre sans avoir peur. Quand on est une femme il suffit de peu pour être exilée du geste créateur, il suffit de peu pour être exilée du sang, du mouvement qui plonge et fouille et découvre. Il suffit de peu pour être exilée de soi. Parfois j’en veux mourir. Parfois cette nuit-là de moi-même est trop profonde. Parfois être une femme me recrache trop loin de moi-même. La seule solution pour en sortir est de n’être plus une femme.
longue aux cheveux noirs, dormante dans mes bras la tourbe et le bras de mer
noyée noyée fugitive je te saisis je te mords tu deviens
mer montante de douleur et d’extase
longue sylphide aux yeux peuplés de métaux tremblants
je ne veux pas te faire peur
je veux ton ivresse — tu tressailles
tu inondes mes mains de tes cheveux
oh cérémonies
oh rites des arbres gelés, leurs racines plongées jusqu’aux Enfers jusqu’aux langages premiers
jusqu’aux palpitations des morts
je veux seulement entrer moi aussi
des ongles je creuse jusqu’au bout de ton souffle
ne chercher la douceur que dans tes écorchures tes yeux tes écarts — je ne veux pas être aimée
je veux t’aimer cinq fois
cinq fois cette nuit
pour enfouir en toi mes crevailles, les chardons de mon ancien sommeil
je veux te couronner de fatigue
je veux te gorger jusqu’aux dents de perles
je demande tes cuisses et ta bouche
vois comme en moi le sang coule vulgaire et noble et solennel
je veux répandre sur tes seins mon ombre grande
et ma douceur de marbre et ma sueur et mon parfum d’humus
je veux être étrangère
je veux t’aimer cinq fois cette nuit comme un homme qui ne fait que passer,
sûr de la trace qu’il laisse dans la terre
je veux n’être jamais endormie
je veux les glyphes de ta peau
je veux ne pas être reconnue
à tes yeux je ne m’ancrerai pas : je veux seulement les sentir rôder
faire tout le tour de ma poitrine
je serai partie à l’aube
mais dans le temps qui nous reste, ô mon caprice
je veux ouvrir en toi des rues larges, des voûtes bâties de forêts
recueillir en mes griffes le parler secret de tes seins
ne chercher la douceur que dans les failles que j’arbore
et dans celles que j’ouvre à ton flanc
— va plus loin en moi, errante fracassée
fille de la mer et de l’herbe, fille proférante de chants obscurs
confie-moi tes douleurs
jusqu’à ce que ma voix, et mes mains, et mes nerfs
deviennent des sources
les sources d’un torrent surpris en pleine naissance
eau miroitante victorieuse — vois comme en toi je me fraye
enfin
enfin je suis maîtresse de mon désir,
enfin je suis REINE DE MON ERRANCE
je veux ouvrir et crever les choses
ouvrir et posséder
prendre contre ma peau rassurante les femmes qui se dressent nues
vouées aux marécages de la nuit
je ne veux d’autre pardon que le mien
je veux ne plus circonscrire
je veux trancher enfouir au bord du chaos quelque chose de ma folie
je hurle en moi-même très loin
un monde brillant d’empreintes de semences infertiles
je hurle en moi-même très loin