“Le battement angoissé du cœur” (Louis Guilloux)

— […] Allons, avouez… Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! […] Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. […] Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé un genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure, ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coup de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
» Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà, acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d’indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n’aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— […] Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l’un à l’autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d’un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d’eux et les aimer. Il y a des jours où j’ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d’un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les [gens comme ce monsieur à la canne] ont toujours su s’arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l’abandon d’un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi,mais de l’amour — être séparés ! — qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait  au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir, et qu’il pourrait le partager avec d’autres. Mais ils n’avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c’était qu’en ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n’était pas la question, ils continuassent d’agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n’était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait la présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs […] ? Puisqu’ils savaient à n’en pas douter et qu’ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu’on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d’autres choses, car ce n’était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C’était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que [le bourgeois méchant et méprisable] et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu’il se l’avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. [Le bourgeois] était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l’instrument d’une colère ou d’une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !

Louis Guilloux, Le sang noir, Gallimard, 1935.


 

Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.