crachats

je lis ces quelques lignes sur un homme qui demandait asile ici
forcé à rentrer dans le pays de sa naissance
un pays très pluvieux et rouge
et qui est mort là-bas
d’une seule balle

la nuit grouille au-dehors

aujourd’hui dans le premier soleil de février j’ai acheté du pain encore brûlant
toute la rue sentait le citron et l’essence
au Moyen Âge il arrivait qu’on vole des cadavres
pour en étudier la constitution
cela aussi je l’ai appris aujourd’hui
dans la salle de classe grise et universitaire
au-dehors les arbres crissaient
se soulevaient dans la pluie sale, la crasse qui remue

et toi tu dors dans mes bras femme lumineuse de cendre et d’eau
le boulanger a sorti ses croissants du four et le chat s’est enfui

je vois au journal télévisé
les habitants de villes en flammes
entre les faits divers sordides et les derniers événements mondains
en fond sonore de cette publicité incitant à partir en Grèce on entend
un faux air de bouzouki
il a quelque chose de très cruel

trois caméras de surveillance se font face au milieu du boulevard
très cruelles
la petite fille a retrouvé le chat
au-dehors une femme ivre et meurtrie
au-dehors un viol banal et policé

et il ne se passe rien d’autre

entre gens de goût

il n’y aura pas de cri
pas de chants
seule la moisissure délicate et ouatée
il suffirait de ne plus rien dire pour que s’installe ce pays de silence et de mort qui est là déjà aux portes
ici les Noirs les Arabes, tous ceux qu’on colonise
tous ceux qu’on meurtrit d’humiliations,
sont tués par des flics qui ont la bave aux lèvres
mais dont on dit toujours le lendemain
qu’ils étaient de bons flics de bon agents dépositaires de l’autorité publique
et protecteurs (du riche et du Blanc, c’est-à-dire de tous)
les flics jamais inquiets les flics de mépris grinçants de meurtre et de pouvoir les flics qui rient

au petit jour on condamne les victimes
on tue les morts quinze bonnes fois
on met ceux qui crient dans des petites fiches pour suivre leurs activités
on entrave les mains de celles qui appellent leurs bourreaux par leur nom
on tue le plus discrètement possible oui,
tout cela dure en silence
depuis
un
petit
moment
d’incalculables dizaines
d’années
sans que rien n’éclate
seule une
indolente odeur de putréfaction

ce jeune homme par exemple que vous voyez ici dans cet appartement parisien s’étonne d’entendre des cris tandis qu’il coupe
délicatement à l’aide d’un hachoir de boucher
sa femme en petits dés
certains jours quand il y a trop de sang sur les murs il demande gentiment si elle peut
passer l’éponge
depuis quelques années il s’intéresse au féminisme
il a fait beaucoup de progrès
il fera en sorte qu’il n’y ait pas de cris
il est gentil
il a toujours demandé gentiment à ses multiples amantes (mutuellement non-exclusives) de s’occuper du linge de la vaisselle des repas de payer les vêtements du gosse
de déboucher les chiottes faire les courses
de se forcer un peu (un peu) à écarter les jambes
un bon gars féministe
heureusement que les flics sont là se dit-il
quand, enfin rentré chez lui après sa journée de travail
il peut se repaître des informations les plus sordides au journal

dehors la mort lente et liquide s’infiltre
baignant dans son propre formol le jeune homme ne la sent qu’à peine,
il salue poliment très poliment le militaire qui garde le coin de la rue et celui qui en garde le numéro 5 et les trois condés qui s’emmerdent au numéro 8
un échange de regards injectés de sang des regards de viande
dans la ville-foule personne n’entend
et puis nous autres on
a renoncé à transformer la souffrance en arme
ce sera simplement tragique
il faudra simplement présenter une liste de ses hématomes, s’apitoyer
tandis que les flics tuent, tandis qu’à seize ans meurent à force d’être écorchés vifs
des mecs qui veulent des mecs et des filles qui veulent des filles
tandis que les femmes lentement le samedi soir en se déshabillant devant leur gars
par rituel
sont mangées de corbeaux intérieurs et tandis que l’Etat leur crache à la gueule en les pétrissant de précarité angoisses culpabilisation pauvreté jours sans manger nuits sans dormir avec l’augmentation des heures et les doubles journées la toute-puissance du patron le travail au travail la maison-travail la maison qui n’est jamais à soi
tandis qu’on laisse dormir dans le froid des gosses perclus d’horreur et du son strident des ruines
tandis que des cadavres dégueulent à la télévision qu’il faut travailler plus
se tuer à la tâche s’il le faut mais travailler plus
ils répètent ça d’un ton sévère de maîtres d’école
tandis que les
dépositaires de l’autorité publique
regarderont tout ça dans leurs ordinateurs, et constateront
que la petite délinquance
est en recrudescence
de nos jours
c’est inquiétant
et que pour arrêter l’insaisissable
il faut simplement tuer quelques hommes
construire
plus
de prisons
faire silence.

déborder

couru ensemble on était plein dans la nuit dévalant des escaliers la multitude de ruelles illuminant les murs de rouge et de noir fracas d’étincelles et de souffles on a couru
et on a pris les ponts
une horde de louves et d’anges crasseux avec le sang monté aux joues avec les mains agrippées aux réverbères et les flics derrière nous
nos corps étaient partout la nuit était partout dans nos bouches et nos yeux et on a pris les ponts
un feu prit soudain quelque part
tes cheveux se couvrirent de roses
et les flics derrière nous
éclats de verre, un total abandon, un embrasement
nous nous tenons par la main envahissons l’aube dans cette ville grande vieille grise grelottante solaire et sordide
s’échapper
nous n’irons pas travailler demain

Cadastre

avez-vous compté toutes les routes
de ce grand trou de misère qui est comme un pays
en avez-vous nommé les forteresses
avez-vous calculé combien d’arpents de roses couvrent son sol noir
avez-vous mesuré la hauteur des vagues à sa dernière falaise
répertorié ses vents
listé ses phares et ses cimetières
recensé ses bibliothèques
ses prisons
savez-vous quelle est la topographie de la misère
où consulter le registre des corps abattus engourdis

je ne veux pas de votre nuit crie-t-elle
ni de votre rivage ni de votre mansuétude
si je vous prend la main c’est pour la mordre et la donner aux chiens qui dorment là-bas dans cette grange
ah faiseurs de mort et comptables des vivants

dans mon ventre des entrailles remplies de griffes et de crocs
dans mon ventre une ville éclatée des morceaux de verre des diamants éparpillés

avez-vous calculé combien d’arpents de ciel les femmes parcourent chaque nuit

du temps à vivre

Le deal c’est ça : tu joues le jeu et l’Etat ne te laisse pas crever. Mais il ne faut surtout pas remettre en cause quoique ce soit. On ferme sa gueule et on “fonctionne”. 
Que dire, qu’écrire ? sur Le Salaire de la peur

dans les yeux des millions d’engrenages
se lever
(seulement ton fantôme peut-être,
seulement ton ombre)
se lever et se dire
encore une à tirer
se lever et tenter de ne pas penser
rêver est devenu trop rare
boire ton café et te demander
si tu tiendras encore
et combien
de temps

(il est six heures il fait
nuit)

le temps
ton temps qui est à vendre ton temps à oublier
ton temps à consacrer
ton temps à sacrifier
ton temps à jeter à ignorer ton temps à abandonner
ton temps qui n’est pas le tien
les horloges indiquent éternellement des heures
trop matinales
trop tardives
ce sont pourtant les heures qui
conviennent pour-plus-d’efficacité

le temps à vivre c’est dépassé

et le temps que tu passes à te dire que c’est pour la bonne cause
ton temps que tu passes à mourir doucement
lentement discrètement sans rien dire peut-être même sans savoir
pour ton patron
ton chef
ton maître
• • • • ton oppresseur
— bonjour monsieur

ce matin comme tous les matins le ciel est gris
et pas le choix
le choix c’est pour les riches
toi tu penses d’abord
à survivre
et quand survivre sera devenu trop lourd…
— oui — la question — et quand survivre sera devenu trop lourd ?

puisqu’il faut
travailler
puisque la société
le dit
puisqu’ils ont érigé la mort en idéal
que faire quand on te foutra dehors
que faire quand tu ne seras plus
Utile
voilà ta peur
la peur qui t’empêche de hurler
la peur pour diviser
la peur de ne plus travailler
parce que ne plus travailler
la société a dit que c’était honteux
et parce que la réalité
de ne plus travailler
c’est de crever pareil
et toujours pour les mêmes
— et c’est cela qui te fait croire
que tu as besoin du maître —
te faire croire à toi-même que tu ne vaux plus rien
puisque tu n’es plus
rentable
sans travail tu n’es plus personne aux yeux des autres travailleurs
aux yeux des autres
exploiteurs
ne plus travailler, la même misère les mêmes humiliations
alors que tu devrais pouvoir vivre enfin
• • • • • • • • • • • • • •  • •tout est clos

la liberté se paye elle aussi
la liberté si tu es sage
la liberté peut-être à la fin de la journée
la liberté qu’on t’accorde alors même que tu n’as plus le courage d’être libre et de vivre
la liberté donnée aux êtres déjà broyés
la liberté donnée comme du lard aux chiens

et puis la résignation
l’acceptation parce que
c’est comme ça
on ne peut rien changer
tu l’as appris à l’école il ne faut pas
se révolter
il faut subir et dire merci
courber l’échine et obéir
sinon pas de récompense
sinon la fin du mois
sera dure
est-ce cela vivre
être heureux avec ce qu’on a
se contenter des miettes
de la mansuétude des maîtres
il faut être content de ton salaire
il y a pire ailleurs
et le mériter
être un
bon travailleur
assidu efficace ponctuel docile
infatigable
pour bouffer

car il faut bien vivre disent-ils tes compagnons ridés
tannés usés
il faut bien vivre la vie
qu’on nous donne
mais au fond
tu en viens à désirer crever
pour ne plus avoir la misère le matin dans les yeux
pour ne plus penser

tu connais l’histoire 
ils vont dire un nouvel immolé
et faire semblant de se demander pourquoi et écarter les raisons noires
et dire que tu étais
un cas isolé
il avait des problèmes personnels vous savez
pour ne pas voir ne pas entendre ne pas admettre
qu’ils t’ont tué 
que tu es loin d’être le premier
pour ne pas admettre que c’est eux
qui t’ont déchiré mutilé brisé oublié écrasé
et ils iront expliquer
ce que tu aurais dû faire
comment tu aurais dû réagir
comment tu aurais dû dialoguer sereinement 
comment tu aurais dû ne pas trop montrer aux autres 
la violence les raisons de l’impuissance
ils iront expliquer de rester dociles
sans avoir jamais eu les mains sales
sans avoir jamais eu 
à rendre des comptes
eux

désirer crever
quand les prochaines minutes sont impossibles
pour ne plus exister ici selon leurs règles
pour effacer le corps
ton corps qui est à vendre ton corps à oublier ton corps à consacrer
ton corps à sacrifier
ton corps à jeter à ignorer
ton corps à abandonner
ton corps qui n’est pas le tien
tu es les mains
de ton patron

tu dors pour ton patron
tu aimes pour ton patron
tu te maintiens en vie pour ton patron
tu respectes ton patron — et les horaires
ton temps qui est leur temps c’est l’usine le trajet les nuits sans sommeil
les pauses café le déjeuner au travail le dimanche où tu penses au lundi
leur temps c’est l’arrêt de travail à cause d’un accident de travail
c’est quand tu oublies ceux que tu aimes pour obéir à celui que tu hais
ta vie devient l’usine et l’usine
ronge inlassable
tu es à sa disposition à sa merci

lui ton patron ne sait pas que tu fais semblant ;
dans l’être qui vit encore
tu te dis renverser
vaincre, abolir
mais tu te tais
parce qu’il y a
pire ailleurs
parce que si tu en es là
c’est que tu l’as bien un peu cherché
puisque tu avais pour toi l’égalité des chances
quand tu veux tu peux
parce qu’il fallait réussir
parce qu’il faut bien s’occuper bien que tout le monde s’accorde à dire que
ce n’est pas l’idéal
parce que le rire et l’amour et la colère ne peuvent pas être gratuits
ça c’est encore une utopie un coup de tête une fumée
au lieu de rêver il faut faire croire qu’on aime se vendre
il faut contribuer participer à ce qui te détruit
se rendre utile
il faut Faire il faut être
actif
travailleur ou bon à rien il faut choisir
tu vas quand même pas vivre
sur le dos des autres
hein ?
tu vas quand même pas
vivre ?