Vague

Ce soir encore j’ai marché impuissante, horrifiée, au coucher du soleil. Chaque soir la mort exhibe au fond du ciel gris tout le luxe de sa lumière brûlante, et la ville se pare d’agonie comme d’un velours. J’étais vêtue de muscles inutiles.

J’aurais peut-être aimé manger un œuf maintenant, comme un silence. Avec du sel, des herbes, et du pain pour savourer le jaune. Mais je n’ai ni œuf, ni pain dans ma maison, ma maison grondante de rien, suintante d’hésitations. Moi enclose dans ma maison enclose, où j’ai laissé errer mon corps, laissé des mains inconnues toucher mon corps et me parler sans que vraiment, non. Je veille à ce que les murs ne me touchent pas, car les murs ne sont pas tout à fait des mains. Je n’ai ni pain, ni œuf, et je ne pourrais dire oui à rien d’autre.

Je ne mangerai rien alors, pas avant le matin. L’obscurité est un langage. Rien à digérer.

J’ai peur que mes dents tombent et pourrissent plus vite que je ne le pense. J’ai peur que mes mains noircissent dans quelques mois, en commençant par les jointures. Mes mains tomberont comme la neige. Ma musique se décomposera.
Je serai malade quelque temps. Je ne m’en apercevrai pas d’abord, puis je mourrai. Mon corps sera momifié dans de l’ambre. Je deviendrai un fossile. Les machines dévoreront tout ce qui reste et le cœur de ceux qui m’aiment, et broieront aussi les fossiles. Elles couleront au fond de la mer. Je n’aurai jamais porté de fœtus dans mon ventre, et d’ailleurs si j’en avais porté un je l’aurais déchiré avec les dents — j’espère que vous m’entendez bien. Je vomis la vie de femme qui m’est offerte ; je n’ai pourtant pas le courage de construire une vie plus vaste. J’aurai été anecdotique et gluante, ramassée, passive, un glaire d’animal. Un organe sans forme. Tout à l’économie. Pas plus de langues ni de crimes qu’il n’en faut. Et qui peut comprendre un organe sans forme ? Qui peut étreindre un renoncement ?

Qu’au moins je devienne une vague, oui, une vague, j’aurais aimé. Nul besoin de me défendre. Puissance fixe et fluctuante, sans but ni carapace. Ni ouverte ni fermée, ni vivante ni morte. M’écrouler doucement et perpétuellement, dans un murmure d’amante, tout contre la lumière.

l’espace à dénouer

« On eût dit que l’offense initiale du meurtre entraînait dans son sillage, et donnait à toute action subséquente, quelque chose de monstrueux, de paradoxal et de faux, contraire à la fois à la raison et à la nature. »

W. Faulkner, Lumière d’août, 1932 (1935 pour la traduction française).

 

 

Des soldats égorgent un homme
qui n’avait sur lui que les clés de sa maison. Que valent les morts dans ma bouche ?

Je les mâche

et recrache quelques pépins. Je ne digère

que quelques lambeaux de

leur vérité, je les parle

et les consomme

et les oublie

dans une torpeur épuisée d’images
sur cette Terre
où j’habite. MAIS
EN VRAI

en vrai mes amis
je voudrais entrer dans chaque visage imperceptiblement
dans l’instant où le cœur plonge et s’éteint
et consoler tous les yeux toutes les lèvres
de toute leur amère mémoire

cette Terre travaillée d’un plexus de tortures
l’erreur consiste à penser qu’on peut y vivre comme un arbre
vivre d’un tremblement éternel mais sans jamais
se désarticuler

toute la tristesse circulaire
l’ennui qu’on remâche
n’est pas une plante
n’est pas une maison
seulement une monnaie

il faut vivre aujourd’hui
dans le monde dépossédé du monde
il faut faire lieu dans le ventre des glaciers morts
dans le bruit du désossement
pour l’homme qui dort sous un pont quand gèle le fleuve
il faut vivre aujourd’hui pour l’enfant tué par le flic
ici dans ce nœud de l’espace où la main s’enfonce
l’eau se sépare comme un linceul ouvert
l’eau déborde

éclat des morts

toute vie tressaille
lorsque résonne l’éclat en profondeur de leur tête,
l’assourdissant écart entre le joug et la gorge,
toute vie tressaille
et la plainte la plus ténue
abolit les astres

rien ne se révèle dans cette
perpétuelle aube aveugle, glacée
les minutes et le feu coagulent
en une argile sanglante où les mains se figent
tous vous éprouvez la répétition du sommeil décousu, infertile
la respiration du fleuve n’est plus qu’une mémoire
un écho entre les missiles,
un geste que vous jurez de porter
dans votre gorge —

enclore le souffle, enclore les larmes
courber les corps, entraver l’écume
déployer la mort : état normal du monde colonisé
pour les Arabes la torture
et l’air vicié, la poix métallique des jours
et la peur
immobile

à mille et mille lieues
vous qui mourrez sous les balles et les brûlures
vous qui hantez comme des roses les cendres de vos maisons
à la recherche de vos enfants et de la moindre goutte d’eau
vous êtes ici dans chacune de nos respirations
et votre douleur remue notre nuit comme une épine.

envers endroit
ils vous ont refusé le maillage vital des langues et des chemins
refusé l’ardeur et le repos
et sur vos plaies ils bâtissent une grammaire de l’effroi
criant voracité de néant et de sel.

mais nous ne demeurerons jamais tranquilles
peuples affamés de justice et d’étreintes
devant vos ombres qui diminuent
devant vos voix qui se tarissent
devant vos chandelles qui s’éteignent
nous devons être un havre —
nous devons.

vous peuples de Palestine
au centre des mondes je vous vois tomber
et je tremble
et je vous prie et je voudrais
vous parler, vous veiller
et puis me taire
mes sœurs mes amis mes frères
vous êtes au centre de nous.

la noyée

(bête petit exercice sonore.)

 

collante de boue et de sel
cachée comme un crime au fond d’un cloître
corde au cou, cheveux défaits veines noires je me
crus je me crus un monstre je me mis à
conspirer contre les dieux, je
construisis une clameur une longue parole qui
claque comme une voile et
contredit comme un éclair, je
construisis une langue de perles de rebut de déchets une langue inférieure qui
crût multiple indivisible sereine comme une liane, vibrante
comme une caravelle harnachée de
coquelicots et de camphre, je conçus une langue distincte
crachante et mêlée de lueurs, moi sirène je fus ici
coupure vive du cauchemar
corail vert
cathédrale à moi seule
cassure féroce je fus, grand rêve crevé je demeure
couleurs troubles
questionnant toute mémoire.

juke-box

Rien n’augurait la disparition
rien ne semblait si précaire,
le fruit la pierre ni le corps —
tu errais comme un fil dévidé dans les tranchées du sommeil

visages, visages

crépitation de la poussière

intestins déversés

visages

l’air tremblait à cause des mouches
et de l’affolement vital du désert
sous le poids de l’orage les organes
se dérobaient comme une aile
maints voyageurs venaient photographier la décharge sacrée
mais sur la pellicule tout disparaissait
le ciel se confondait avec le sable
l’épée se changeait en corbeau

Stop. musique éteinte. remettre une pièce dans le cadavre
pour le voir faire encore un tour
autour du soleil. Un verre de vin, manants, et je m’en vais !

il se raconte
qu’une femme a enveloppé de drap blanc
l’ensemble des trains stationnés en gare de X
il se raconte qu’on meurt à la façon des algues échouées
pour avoir moins peur

Un verre de vin manants, et je m’en vais !
je suis votre chevalier
j’échange à qui veut
ce rouge à lèvres contre un peu de courage
j’ai libéré ma jument de son harnais
depuis je retrouve au fond de mes cauchemars des perles de nacre
et je ne sais plus quelle langue choisir pour parler

j’apprends si lentement
partout des ouvertures, des portes, des échelles
et un grand désir —
Stop.

fendre

luit l’herbe grasse comme une morgue
les heures étirées transparentes ont l’odeur des draps humides
— tout ce soleil
tout ce soleil dénoué par la rosée
à l’orée d’un monde trop blanc

oubliant mon nom j’embarque au crépuscule
toujours à tricoter des milliers de petites craintes
oubliant mon nom

au-delà au-delà
une femme nichée dans la colline
pense : et si je me levais
et si je décousais ma tête par le milieu
pour déloger de ce crâne le caillot d’ombre qui est mon langage
ne laisser de mes prières que des oiseaux
et une certaine patience

viens ici tempête
vois mes signes
je ne suis pas loin, regarde
cette grive bleue comme le doute, je l’ai chassée pour toi
éclaire-nous
entache-nous de cendre et de rêve
que l’horizon se brouille jusqu’à disparaître
on entendrait la roche qui craquèle sous la masse des insomnies
on avalerait la peuplade des ruisseaux écroulés
viens ici tempête
que je sache si le bateau oui ou non va sombrer

 

— Et là, est-ce que c’est assez ? quand donc seras-tu rassasiée d’inquiétudes ?
pelotes de laine de langues de nerfs dans mes poches
non pas assez
pas encore

Hier encore dit-elle j’avalais tout rond des chemins
sans ôter même les plumes les dents
et leur vitesse me donnait une forme
Hier encore le monde bougeait comme une marée
Naître c’était en ce temps-là passer d’un chant à l’autre
Aujourd’hui les eaux ne se soulèvent plus jamais
Les îles restent à leur place
invertébrées sans roulis
comme des images pures et fixes sur le ciel

un chien jappe —
Que plus rien ne se reproduise à l’identique
sauf les étoiles
s’il-vous-plaît

apprendre à respirer

la ville est peuplée de rancœurs mornes
monde résiduel où nul ne livre plus bataille
partout déversement d’algues noires
odeur de silence et de rouille
dans ce feu sans lumière j’ai froid
j’ai froid
et ma peau se dérobe sans qu’aucune chanson
ne me rassure

dans mes rêves je marche jusqu’à l’asphyxie
ma tête résonne comme un silo inondé
ma jouissance est un spectre déloyal
chaque fois que je marche dans une forêt
chaque fois que je marche dans l’herbe haute
je comprends que mes jambes n’ont pas de prise sur les choses
et que j’aspire à détruire en moi l’image
pour n’être plus qu’un diaphragme

ce que font peut-être mes amies seules le soir

je ne sais pas que mes amies
le soir
dans la pénombre de leurs gestes
n’allument qu’une seule lampe
je ne sais pas où se défont leurs normes et leurs caresses
je ne sais pas ce qui pour elles se creuse

les gestes de mes amies m’échappent lorsqu’elles cessent de parler.  Peut-être alors voudraient-elles devenir une autre ; peut-être voudraient-elles devenir exactement ce couteau, ou bien un bruit de pas, ou une destruction. Elles ne sont pas vues : elles seules se voient, elles seules témoignent d’elles-mêmes face à leur reflet. Elles ne diront rien demain de :
la cigarette roulée à la lueur de la lampe, la chanson qu’elles fredonnent, l’eau sur leur visage.
Ni rien de leur frisson lorsqu’une voix à la radio
a prononcé le mot :
« épaule »
et puis le mot : « ténèbre ».

Travailler fatigue.
Elles se reposent, et
peut-être alors leur corps
éclate comme un vitrail
peut-être alors leur corps
dans un avide ressac —

je me demande si c’est en parlant aux araignées
en écoutant la rue livide
que mes amies se déshabillent pour dormir
je me demande si la nuit convoque dans leur âme
des brisures, des arches, des rochers, des supplications
je me demande si leur pensée agit comme un décor
ou comme une lente course solaire
ou comme un choix
je me demande si la nuit convoque en elles d’autres nuits

je ne sais pas comment vivent en elles leurs amours
existent-elles en marge de leurs nerfs
ou bien
au centre de tous leurs yeux
les amours de mes amies sont-elles
des corps qui passent
rapides comme des chevreuils
ou des piliers, des marques, des rides
sont-elles des clignotements, des élans
ou des masses sacrées de synapses et de souvenirs

en quoi consiste la parole
les traces dans les traces dans les traces
la fuite
je suis bien obligée de me taire puisque
tu te tais
château arpenté par le vent sans doute
je l’ignore
je me tais

nous semblables ne parlons pas des écroulements, des correspondances,
des bêtes qui se lovent en nous, diffuses
dans les écarts de l’heure blanche
nous hommes et femmes semblables
taisons ce qui nous étreint
notre langage est un réseau de miroirs sans mémoire
tous les détails meurent dans le mouvement de leur naissance
frisson liquide et silencieux
métal fondu dans le métal
alchimie lente des solitudes
sur toute la terre

[elles pensent à leurs muscles, à leur sueur, à l’océan
puis elles n’y pensent plus
elles se sentent entières
elles se sentent fragmentées
elles ne pleurent pas
elles éprouvent leur souffle
elles convoquent un éclair de joie
elles demeurent
elles partent en voyage
je l’ignore
je l’ignore

affranchi·e

avec ta bouche emplie d’abeilles
avec tes paupières criblées de clous
toi et ta terreur devant la moindre houle
je te parle putain :
RETOURNE TOI
MORDS
PORTE TES MUSCLES À L’ENVERS

offre-toi en guise
de corps
un canyon
multiplie-toi
multiplie les pierres de ta gorge
deviens tremblant-tremblante et CRACHE

tu parles aux objets
tu vis entourée d’iguanes
tu les nourris et tu les aimes
mais leur regard, leur regard blanc
leur regard blanc est insoutenable —
écoute :
bientôt tu mourras
le monde n’est pas une chambre
le monde n’est pas une coquille
le monde n’est pas un mythe d’orfèvre
le monde est une tourmente de poumons éclatants et lourds
le monde est un supplice refoulé
le monde est la langue blanche d’un cheval abattu
pour réconforter les affranchis tu dois
toi-même t’affranchir
déforme-toi
ensemence ta gorge
ensemence ton courage
abandonne tes robes sous une pierre
dépasse les images
sois ton propre fantôme, ne t’en remets pas aux langueurs, aux souvenirs
cherche les murs, les portes, les décombres et tous les rêves coupants
en toi un continent se décompose
éloigne toute église
commence ta vie

qui-vive

méfie-toi de tes doigts qui crissent la nuit
méfie-toi de la cendre qui retombe sur ton champ
méfie-toi de ce bijou qui te ment, de ce bruit noir qui trébuche
méfie-toi de ton visage
méfie-toi de ton miroir qui capte ton visage et qui le mange
méfie-toi de qui se baigne dans la mare au lever du jour
méfie-toi des souvenirs où rien ne pousse
détruis la lampe qui vacille encore là-bas —
fragmente
lave soigneusement ta nourriture
ne retiens pas tes mains

délivre les chevaux
car ils tournoient plus vite que ta langue
incante dans ton crâne une sorte de joie
loin hors d’ici
prends un souvenir triste et
tue-le
lave soigneusement ta nourriture
méfie-toi du vent d’ouest au bord du fleuve
méfie-toi des cafards, car ils tremblent
méfie-toi du sommeil, des cages, des valises, des zones, des amnésies

tu vois, les grenouilles crépitent
dès qu’elles hésitent elles meurent
emportées dans le mouvement des grues, des gares, des avions
étoiles, hésitations, étoiles